Analyse

 Il va sans dire que le nombre d’Africain(e)s vivant en Europe a augmenté. Néanmoins, comme Asmita Parshotam le souligne, la plupart des migrant(e)s et réfugiés(e) en provenance des pays d’Afrique préfèrent se rendre dans des pays voisins et ne quittent jamais le continent.

Le débat élevé autour de la migration des Africain(e)s vers l’Europe nourrit les controverses les plus vives, notamment en Europe, où certains dirigeant(e)s politiques utilisent les préoccupations des électeurs d’une manière prosélytiste afin de servir leurs propres objectifs politiques, tandis que d’autres essuient la critique pour ne pas avoir réussi à enrayer les migrations.  Les perceptions alimentées par les médias et attisant l’idée que les pays européens sont « envahis » par les Africain(e)s suscitent un sentiment d’incertitude profondément enracinée quant à l'identité nationale, à la méfiance vis-à-vis de "l'autre", au racisme et aux attaques xénophobes. En effet, le monde assiste à une montée d’hostilité à l’égard de la migration, comme en témoigne le Centre de Détention pour Immigrants de l'île Christmas en Australie, la promesse du président américain Trump d'ériger un mur le long de la frontière mexicaine, les actes perpétrés par Israël à l’encontre des migrant(e)s africain(e)s et les attaques xénophobes menées par l'Afrique du Sud contre les étrangers durant les dernières années. La politique étrangère est de plus en plus repliée sur elle-même et place l’intérêt national au-dessus de toutes les autres considérations.

L’Afrique et l’Europe ont tissé des liens historiques compliqués avec la migration. Bien que les opportunités économiques et les rapports coloniaux expliquent en partie le mouvement des Africain(e)s vers le vieux continent,  ce scénario simpliste passe sous silence des réalités complexes au niveau du continent africain; les facteurs répulsifs et attractifs de la migration, qui vont des aspirations instables des jeunes Africain(e)s urbain(e)s aux phénomènes mondiaux tels que le changement climatique ; et le fait que les migrant(e)s africain(e)s (à l’instar de beaucoup de migrant(e)s dans les autres coins du monde) ne veulent  pas tous aller en Europe.

Pacte mondial des Nations Unies pour les migrations

Face à une telle situation, des efforts sont actuellement déployés afin d’élaborer un cadre permettant la gestion des migrations à l’échelle internationale, notamment par le biais du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (PMM), conclu sous les auspices de l’Organisation des Nations Unies. Au niveau de la rhétorique politique, au moins, ce processus est d’une importance cruciale dans la recherche de solutions viables sur le long terme. Le projet final, publié le 11 juillet 2018, est fondé sur une compréhension des droits de l’Homme et des libertés fondamentales des réfugié(e)s et des migrant(e)s. En effet, ce projet délimite clairement les responsabilités communes partagées par les États membres des Nations Unies, regroupe les ressources nécessaires pour faire face aux migrations massives et fait le point sur les moteurs importants de la migration- par exemple, en formulant des réflexions sur le changement climatique pour expliquer en partie la hausse des flux migratoires. Le PMM met l’accent sur des thématiques importantes telles que la collecte et le partage des données, établi les efforts concertés à l’échelle internationale à l’égard des migrant(e)s disparu(e)s et,  surtout, adopte une approche des migrations fondée sur les droits de l’Homme en subvenant aux besoins élémentaires des migrant(e)s. Dans l’ensemble, ce projet comprend 23 objectifs qui guideront la mise en œuvre d’un cadre mondial dédié à la gestion des migrations.

Malheureusement, le Pacte mondial des Nations Unis pour les migrations n’est pas un instrument juridiquement contraignant et est dépourvu de mécanismes de mise en œuvre ; ce qui amène à se demander si les membres de l'ONU manifesteront la volonté politique de mettre en œuvre ses mesures, notamment en octroyant aux migrant(e)s l’accès aux services et aux avantages sociaux Il est tout aussi préoccupant que le Pacte mondial pour les migrations fasse référence à la «souveraineté nationale» pour que les membres de l'ONU définissent leurs politiques migratoires internes. Ce constat nous ramène au point de départ: l'absence de normes minimales internationales contraignantes pour un traitement humain et sans danger des migrant(e)s. Il convient également de s’interroger sur les raisons qui ont poussé certains membres les plus puissants de l'ONU à se donner la peine de s'engager dans les négociations sur le  PMM alors que leurs politiques nationales font preuve d'une hostilité accrue à l'égard des migrant(e)s – lesquelles qui se sont ensuite reproduites dans les pays en cours de développement sous prétexte d’adopter les "meilleures pratiques internationales".

 

En l'absence de mécanismes de mise en œuvre, le PMM demeure un instrument inutile, incapable d'imposer des changements dans les pays membres où les lois nationales sur l'immigration n'offrent pas de protection ni de droits aux migrant(e)s. À moins que les États membres de l'ONU ne veuillent se conformer à des normes plus strictes et œuvrer progressivement en vue de la mise en place d'un système mondial de gestion des migrations, le PMM ne sera perçu que comme une initiative dépourvue d'utilité pratique et dont on chante les louanges.

 

Stocks of international migrants from, within and to Africa

Mythes et fausses conceptions

Derrière ces développements politiques et multilatéraux, se cachent de nombreuses conceptions fausses sur les migrations africaines. Quoiqu'il soit difficile de dissiper les mythes à l’aide des statistiques, les données concrètes concordent à peine avec les images des migrant(e)s africain(e)s désespérés dépeintes quotidiennement dans les médias européens. En réalité, l’Afrique est la région la moins migratrice au monde.

Les discours actuels négligent le fait que la majorité des migrations africaines se produisent à l’intérieur du continent, et en particulier au niveau intra-régional: la migration intra-africaine est passée de 12,5 millions en 2000 à 19,4 millions en 2017, et davantage de migrant(e)s internationaux vivent en Afrique par rapports au reste du monde. 1 Parmi les pays africains, l’Afrique du Sud est la première destination des migrant(e)s africain(e)s, suivie de la Côte d’Ivoire et du Nigéria, tandis que le Kenya, l’Éthiopie et le Soudan du Sud accueillent un grand nombre de communautés de réfugiés. 2

Bien que le nombre de migrant(e)s africain(e)s vivant en dehors du continent soit passé de 6,9 millions en 1990 à 16,9 millions en 2017 3  (ce qui indique que, même si la migration intra-africaine reste légèrement en avance, cette marge se rétrécit), de telles statistiques ne sont guère reflétées dans les images répandues par les médias européens sur les migrant(e)s arrivant sur les côtes européennes ou sollicitant des secours auprès de la mer Méditerranée. De son côté, le discours public ne tient pas compte du fait que les migrations africaines récentes vers l'Europe sont en grande partie dues à l'instabilité politique et économique dans les pays du nord et de l'ouest du continent.

 

Countries with largest numbers of immigrants, 2017. (Millions)

Une autre conception erronée consiste à dire que les africain(e)s qui émigrent à l'étranger ne sont pas instruits ou sont peu qualifiés.  Si une augmentation a été constatée  depuis les années 90 au niveau du taux de migration internationale des africain(e)s subsaharien(e)s n’appartenant pas aux élites, la migration des personnes peu qualifiées reste largement limitée aux mouvements continentaux. Les africain(e)s qui voyagent hors du continent sont souvent bien éduqués, se déplacent pour décrocher un travail ou pour étudier, et continuent souvent à envoyer de l'argent à leurs familles. En Afrique subsaharienne, les transferts de la diaspora aux pays d'origine étaient estimés à 34 milliards de dollars rien qu’en 2017. 4 La diaspora éthiopienne possède l’un des programmes de transfert de fonds les plus réussis, avec des contributions équivalentes (et même supérieures) à l’aide publique au développement fournie au pays et contribuant directement au développement socio-économique du pays. La diaspora dynamique et éduquée du Nigéria aux États-Unis et au Royaume-Uni a joué un rôle important dans la démystification des mythes sur la migration et sur les niveaux d’éducation des migrant(e)s africain(e)s.

Les fausses idées qui circulent au sujet de la migration africaine - et l’incapacité apparente des dirigeants africains à élaborer leur propre discours sur la migration - ont encouragé la mise en place des programmes européens «d’aide au développement», qui prévoient une augmentation du financement pour renforcer le contrôle des frontières et faire face aux prétendues «causes profondes» de la migration. De tels efforts consentis par les politiciens européens reflètent à la fois une incompréhension de la dynamique interne propre aux régions et une incapacité à se rendre compte que le développement continu en Afrique est directement associé à l’expansion de la classe moyenne. En effet, une classe moyenne africaine en plein essor ne fera qu'accroître la migration à l’étranger tant et aussi longtemps que les pays africains n'auront pas atteint un niveau suffisant de développement socio-économique et une stabilité politique. Des niveaux plus élevés de migration vers l’étranger peuvent être atteints tant que les opportunités économiques, les libertés politiques et les niveaux d'éducation restent plus attractifs en dehors de l'Afrique. Cette réalité à long terme est en forte contradiction avec les visions à court terme des politiciens européens. Des mesures telles que l’ouverture de centres de traitement sur le continent africain, la surveillance accrue des frontières et la fermeture de la route méditerranéenne ne dissuaderont guère les migrations (régulières ou irrégulières)à long terme, qui, encore une fois, ne représentent qu’une fraction de la migration africaine en général. Les dirigeants européens devraient également accorder une attention particulière aux effets «non intentionnels» à long terme de leurs propositions. Par exemple, plusieurs éléments de preuves suggèrent que des restrictions à l'immigration et des exigences de visa plus strictes imposées sur les citoyen(ne)s africain(e)s ont en fait interrompu la migration de travail circulaire en poussant les migrant(e)s travailleurs à s'installer définitivement en Europe, ce qui a ensuite déclenché une migration secondaire importante par le biais de la réunification familiale. 5

Les dirigeants africains doivent assumer leur part de responsabilité quant au débat international sur les migrations. Ils ont été incapables de coordonner et de faire pression au niveau des Nations Unies afin d’aboutir à des solutions qui répondent aux besoins des pays africains, ni de trouver entre eux des solutions globales susceptibles de générer davantage de bénéfices pour la croissance et l’emploi. Les pays qui jouissent d’une puissance politique et économique, tels que le Kenya et l'Afrique du Sud, ne prennent pas le devant pour instaurer une forme plus institutionnalisée de migration intra-africaine. Bien que l'Union Africaine ait élaboré des politiques migratoires prometteuses et progressives qui reconnaissent clairement que la migration est un outil de développement, les pays africains ne sont souvent pas accueillants envers les migrant(e)s africain(e)s. Comment pourrait-il y avoir des résolutions multilatérales réalistes et applicables lorsque les pays africains ont, jusqu'à présent, été réticents à réellement s'attaquer aux problèmes eux-mêmes?

Selon un point de vue différent, les pays africains sont incapables de correctement mettre en place un programme de migration entre eux en raison de leurs niveaux de développement économique très différents et des avantages qu’ils tirent de la migration. Par exemple, 10% du PIB malien est directement financé par la diaspora. 6 Par ailleurs, les accords conclus sur la migration entre l'UE et les pays africains offrent une aide au développement en échange du rapatriement des migrant(e)s - au grand dam des organisations de la société civile locales qui s'opposent catégoriquement à une dépendance accrue à l'égard de l'aide de l'UE.

 

Hypothesized effect of human development on migration capabilities and aspirations

La volonté politique est urgemment nécessaire

Les dirigeants européens et africains empruntent une voie inquiétante vers une destination dangereuse, avec des répercussions auxquelles personne n'est tout à fait préparé. Dans leurs accords conclus sur la migration avec des pays comme la Libye et la Turquie, les responsables politiques de l'UE se retrouvent «alliés au diable», ce qui nuit à leur image de promoteurs des droits de l'homme et de protecteurs de l'ordre libéral occidental. L’accroissement des stratégies nationales anti-migration - telles que le refus de l’Italie et de Malte d’autoriser les navires migrants à s’accoster, ou les nouvelles lois danoises sur l’assimilation forcée - reflètent des sociétés dans lesquelles les droits de l’homme ne sont de plus en plus accordés qu’à ceux qui disposent du profil approprié.

Dans les pays africains, les échecs persistants des dirigeants politiques – à résister aux pressions extérieures, à améliorer la protection des droits des migrant(e)s, à asseoir la stabilité politique nationale et à accroître les opportunités socio-économiques et l'employabilité des jeunes populations croissantes - sont susceptibles d'accélérer les tendances migratoires existantes, et de saper davantage la possibilité de forger une position africaine progressive et efficace sur la migration.

Tant en Europe qu'en Afrique, il importe d'avoir de toute urgence la volonté politique qui puisse encourager la mise en œuvre du Pacte mondial pour les migrations et atteindre les objectifs convenus. De véritables solutions doivent être trouvées pour les pays d’accueil des réfugiés, en particulier pour ceux qui n’ont pas les ressources financières ou techniques pour entreprendre cette tâche gigantesque. La Banque mondiale et la Banque africaine de développement doivent identifier des mécanismes financiers pouvant aider les pays hôtes à développer leurs infrastructures afin de permettre aux réfugiés de vivre dans des conditions humaines. Un soutien politique renforcé est également nécessaire pour le développement socio-économique des migrant(e)s, notamment à travers des opportunités en matière d’éducation, de finance et d’emploi, qui leur permettent, à long terme, de contribuer au développement  de leurs communautés d’accueil.

En fin de compte, les migrant(e)s qui se sont déplacé(e)s à cause des bouleversements politiques ou économiques sont des individus innocents à la recherche d'une vie meilleure pour eux-mêmes et leur famille - et ce sont eux qui paieront le prix le plus élevé si l'inertie politique des Européens les dirigeants continue.

 

1 Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (UNCTAD), Rapport sur le développement économique en Afrique 2018: Les migrations au service de la transformation structurelle, 2018.

2 Commission économique pour l'Afrique des Nations unies (CEA), Analyse de la situation: caractéristiques, niveaux et tendances des migrations africaines, projet du rapport élaboré pour la réunion consultative régionale africaine sur le Pacte mondial pour une migration sûre, ordonnée et régulière, Addis-Abeba, 26-27 octobre 2017. Disponible sur: https://www.uneca.org/sites/default/files/uploaded-documents/SocialDevelopement/Global-Compact-Migration-2017/situational-analysis-migration-report_english.pdf.

3 UNCTAD, 2018, op. cita.

4 Fondation Robert Schuman, Coopération Union européenne / Afrique: L'externalisation des politiques migratoires de l'Europe, avril 2018. Disponible sur: https://www.robert-schuman.eu/en/european-issues/0472-european-union-afri-can-cooperation-the-externalisation-of-europe-s-migration-policies.

5 De Haas H et al., UNECA Migration Africaine: Projet de rapport préparé pour la réunion consultative régionale africaine sur le Pacte mondial pour une migration sûre, ordonnée et régulière, octobre 2017. Disponible sur: https://www.uneca.org/sites/ default / files / upload-documents / Social Development / Global-Compact-Migration-2017 / Governance-of-Migration_english.pdf.

6 Fondation Robert Schuman, Coopération Union européenne / Afrique: L'externalisation des politiques migratoires de l'Europe, avril 2018. Disponible sur: https://www.robert-schuman.eu/en/european-issues/0472-european-union-afri-can-cooperation-the-externalisation-of-europe-s-migration-policies.

 

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