L’espace qu’il nous reste

Célébration d’Heinrich Böll à travers trois nouvelles – une adaptation visuelle.

L’espace qu’il nous reste

Nous étions proches du désespoir, face à une masse de livres reliés en rouge foncé, alignés sur un mètre cinquante sur les rayons de notre bibliothèque ; 27 volumes comprenant l’édition intégrale en allemand des œuvres d’Heinrich Böll. Ce corpus inclut des romans, lettres, critiques littéraires et nouvelles illustrant le parcours intellectuel de l’auteur. Le legs d’un poids lourd de la littérature allemande, à qui a été décerné le prix Nobel de littérature en 1972.

Ce n’était certes pas une pénurie de ressources matérielles qui nous causait des sueurs froides, mais plutôt la nécessité d’opérer une sélection dans cette masse d’information, ce trésor que nous souhaitons transmettre à une nouvelle génération de passionnés de culture dans le monde arabophone.

Heinrich Böll a accédé à la reconnaissance par une appropriation intelligente de ce qu’il a observé dans la société allemande pendant et après le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale. S’ingéniant à inventer « un langage habitable dans un pays inhabitable », il a su capter ce que ces années signifiaient pour l’Allemagne, sous la forme d’un langage poétique à la fois sobre et rationnel, associé à une certaine capacité d’anticipation dont la clairvoyance continue de surprendre à ce jour. Notre fondation a choisi de revendiquer son nom, bien sûr en raison son œuvre littéraire, mais aussi du fait de son intention sans équivoque d’être engagé dans son siècle : « S’engager est la seule manière de rester en contact avec la réalité », selon ses propres mots. L’intervention, non seulement en tant que théorie, mais sous une forme pratique et constructive : il n’a cessé de défendre la cause d’autres auteurs arrêtés et menacés par des régimes autoritaires. Quand l’Allemagne a traversé une période de paralysie, suite à « l’Automne allemand », dans les années 1970, il a déployé tous les efforts possibles pour empêcher que l’atmosphère de peur ne se mue en dictature de la méfiance généralisée. Loin de soutenir ou de justifier les pratiques terroristes, il a œuvré à diversifier le débat et mettre en garde la société, afin qu’elle n’abandonne pas inconsidérément des libertés si chèrement gagnées.

Sans l’avoir explicitement formulé, Heinrich Böll était un fervent défenseur du droit fondamental à la culture : selon les termes d’Abdullah al-Kafri, figure marquante du théâtre syrien : « le droit de créer » - le droit à la fiction - même en des temps où la réalité, dans toute son absurdité, rivalise avec la fiction. La crise politique qui caractérise de larges zones du monde arabe s’accompagne d’une effervescence culturelle.

Il est rare que des créations aussi riches en provenance de cette région aient fait une telle percée sur la scène mondiale, en montrant ce que c’est que la vie, et en même temps, à quel point la vie pourrait être différente. La fiction, cela veut dire penser en termes de possibilités, s’imaginer dans la peau d’un autre, démontrer que les évolutions ne sont pas linéaires, encore moins dénuées d’alternatives.

Nous rejoignons ce constat à travers notre sélection de trois histoires dans lesquelles fiction et réalité, pensable et impensable, finissent par se brouiller dans la vie de chacun des protagonistes :

Dans « Il va se passer quelque chose », le protagoniste perfectionne dans toute leur trivialité les tâches quotidiennes de son travail, avec sa routine mortifère, avant de trouver pleinement l’estime des autres grâce à une activité complètement différente. La tragédie de « La Mort d’Elsa Baskoleit », dont la danse juvénile et débridée plonge d’un seul coup d’œil dans la sidération, et qui, merveilleusement, continue à vivre après sa mort, tandis que ses plus proches parents suffoquent en présence de son mystère insondable. Enfin, le « Rieur » a pour fonction de communiquer une prenante envie de vivre, tandis que sa performance superficielle laisse place à une profonde mélancolie. Ces trois personnages – anonymes et pourtant familiers – révèlent les contradictions et absurdités quotidiennes de la vie moderne, et en célèbrent en même temps la subtile beauté.

Les artistes Migo Rollz, Raphaelle Macaron et Magdy el-Shafee dépeignent dans cet ouvrage leur interprétation de ces récits. Non seulement ils jettent un pont vers ces trois histoires spécifiques à partir d’un contexte qui leur est peu familier, mais aussi ils font comprendre à quel point certaines choses n’exigent pas nécessairement une réponse concluante pour être une source d’inspiration.