Des politiques (non) culturelles au Maroc.

Introduction :

Au Maroc, la question culturelle a depuis toujours été une question éminemment politique ; d’une part au travers des tentatives de l’état de définir un modèle culturel, et d’autre part faisant face au délitement dont elle a fait l’objet et que nous observons sous nos yeux depuis plus de 30 ans. Certes des festivals aux grands budgets comme Mawazine, Tanjazz, ou encore Jazzablanca permettent un divertissement « ponctuel », mais qu’est est-il de l’instauration d’une politique culturelle régulière portée vers le citoyen ? Qu’en est-il des espaces de foisonnement artistique telles les maisons de jeunes ou centres culturels qui ne sont plus tant opérationnels, et ne forment plus le citoyen de demain ?

Pourtant, cette scène culturelle marocaine qui a vu naitre les grands noms de la musique, les grands peintres, acteurs, écrivains et cinéastes, est en perpétuelle agonie. Qui ne connait pas Nass El Ghiwane ? Abdellatif Laabi ? Mohamed Hassan El Joundi ou encore Fatéma Mernissi ? Qui ne connait pas Rouicha, Hadda Ouakki ou Najat Atabou ? Ces figures et tant d’autres, qui ont porté la culture nationale et populaire à son summum. Somme toute,  quel sens est donné aux politiques culturelles dans notre pays ?  De quoi ces politiques culturelles sont le nom ? Et comment peuvent t- elles éclore, si un vrai projet de société n’est pas clairement esquissé, définit et voté ?

Dans cet article je vais livrer mon humble avis sur ces politiques (non) culturelles ; le ton est dit, et tenter de comprendre ce qui en entrave leur développement. Nous nous concentrerons sur un projet qui n’est pas des moindres : ‘Le Grand théâtre de Rabat’ érigé en icône nationale pour abriter la culture de la capitale. Enfin, nous tenterons de mettre en lumière comment ces grands projets d’aménagements urbains peuvent contribuer en lui donnant un sens et des usages nouveaux à la déshumaniser, et pourquoi il est si important de comprendre le sens, les fondements et emplois du terme ‘culture’ et d’y investir durablement.

Autopsie d’une politique culturelle agonisante.

Si l’on tentait de définir ce qu’est une ‘politique culturelle’, nous dirions que c’est ‘l’ensemble des stratégies mises en œuvre pour traduire les priorités culturelles de la cité, et de ces individus. Cette stratégie est bien évidement construite pour le territoire et son armature urbaine en se basant sur son contexte, son histoire et sa société civile.’[1] Vous remarquerez de ce fait que les dimensions historiques,  humaines et territoriales sont primordiales.

Néanmoins, dans notre contexte national on constate de par l'historicité des politiques culturelles que le lien entre ce patrimoine, toujours en définition et son expression empirique à travers les politiques culturelles peine à être trouvé, défini et réalisé. En bref, la culture n’as pas toujours été au-devant des préoccupations politiques, étant cet objet incongru greffé aux départements ministériels.

 ‘Aujourd’hui, nous pouvons constater le manque pédagogique dont souffre ce terme. Nous sommes à des années-lumière du sens où la culture permet la construction de l’humain, d’éveiller notre intelligence et de créer des ponts entre les peuples et civilisations’[2], nous dira Said Bouftass, acteur culturel, artiste plasticien et docteur en phénoménologie de l’art.

Au Maroc, jusqu'en 1968 le «ministère de l'Education Nationale et des Beaux-Arts » avait la responsabilité de la « culture » et l'exerçait au moyen de divers services hérités de l'ancienne «Direction de l'Instruction Publique» du Protectorat. Mohammed El-Fassi, alors recteur des Universités marocaines et qui avait été ministre de l'Education nationale dans le premier gouvernement du Maroc, est nommé «ministre d'Etat chargé des affaires culturelles et de l'enseignement originel » par décret du 8 juillet 1968. ’Le 13 avril 1972, une nouvelle modification intègre la culture au: «ministère de l'Enseignement originel, supérieur et secondaire» qui échoit à Habib el-Fihri. Enfin, le 25 avril 1974, la culture est séparée des Affaires islamiques et des Habous et revient à un «ministre d'Etat chargé des Affaires culturelles », en la personne de M'hammed Bahnini’[3].

La culture restera assujettie au Ministère de l’intérieur jusqu’en 1992, date d’indépendance du ministère des affaires culturelles. Les questions de liberté de créations et d’expression artistiques seront donc mises en stand-by pendant de longues années, et ce, malgré le développement d’une scène culturelle alternative. D’ailleurs ce n’est qu’en 1998, date d’avènement du gouvernement d’alternance que l’on reparlera de ‘Ministère de la culture’. Plusieurs ministres se succéderont avec des visions toutes aussi différentes de la culture, avant que Mohamed Amine Sbihi ne reprenne les rennes du ministère de la culture de 2012 à 2016, pour y mener sa ‘stratégie du Maroc culturel’. Nous y reviendrons un peu plus bas afin de la développer davantage, et d’en comprendre les principaux défis.

Lorsque l’on travaille sur la promotion du livre, que l’on passe à la création d’entités culturelles (directions régionales de l’action culturelles) ou encore à la préservation du patrimoine pour in fine parler de gouvernance culturelle ; il y’a véritablement un problème de construction d’une vision politique de la culture à long terme qui se pose, et qui fait que rien n’est complétement achevé à bon escient.

Tous ces remaniements ministériels ont d’une part, contribué à l’éparpillement de ces politiques culturelles, étant donné que chaque programme fut souvent déconnecté de son précédant, et d’autre part, conforté la difficulté du déploiement d’une action culturelle pérenne qui peine encore à trouver ses marques étant donné le manque de fonds, et d’une vision à long terme. Toute stratégie s’appuie sur une vision, et une vision dépolitisée de la culture servirait davantage à la vider de ce qui fait qu’elle est culture.

La stratégie culturelle de Mohamed Amine Sbihi en donne beaucoup à dire ; se basant sur cinq point essentiels : ‘La culture de proximité, le soutien à la création, la valorisation du patrimoine, la diplomatie culturelle et la bonne gouvernance’[4]. Lorsqu’on parle de gouvernance culturelle, on est d’ores est déjà dans une dimension ‘managériale’ de la culture; déconnectée des réalités locales, et qui fait que la conception d'une politique publique culturelle demeure encore boiteuse et incomplète.

 

En tant que présidente d’une association à vocation culturelle ; DABATEATR, (de 2015 à 2017), j’ai pu véritablement voir durant ce mandat comment certaines instances au ministère de la culture pouvaient freiner de par leur bureaucratie certaines initiatives, jusqu’à remettre en cause cette action d’accompagnement pérenne prôné par le ministère. Il faut également noter qu’au Maroc, les compagnies d’art et de culture ne peuvent en  aucun cas compter sur les fonds nationaux rares, et qu’à priori ce sont les financements étrangers qui leurs permettent de vivre. Un chiffre révélateur est celui du budget national alloué à la culture,  et qui est de 1%. C’est dire aussi la marge de manœuvre quasi nulle du ministère de la culture.

En 2018, le ministère de la culture investira 330 MDH dans la culture (€ 30 Million) , et l’agence pour l’Aménagement de la vallée du Bouregreg 120 MDH pour l’unique projet du Grand Théâtre de Rabat. On est donc loin des portefeuilles qui permettent la mise en place de véritables stratégies de production artistique à travers des actions ponctuelles et non périodiques ( festivals-moussems), de construire des lieux et de les investir surtout. Il faut savoir que le Maroc a lancé la construction de 54 institutions culturelles entre 2012-2016, ce qui est véritablement louable. Néanmoins, il faut faire vivre ces murs par la formation des ressources humaines qualifiées qui y travailleront et par l’engagement des artistes (peintres-chorégraphes-écrivains-cinéastes etc) dont regorge ce pays. Aussi, investir dans la formation des jeunes artistes au gré de stages de perfectionnements, afin qu’ils se mesurent à d’autres compétences et s’enrichissent est une nécessité.

Rares, insuffisants, ces montants ne permettent pas dans la majorité des cas de subvenir aux besoins de ‘montage de projets artistiques’ alliant ; écriture, dramaturgie, mise en scène, musique, assistance techniques et artistiques, per diem d’artistes etc.

« Sans doute le ministère de la culture devrait réfléchir à ne pas distribuer des miettes à plusieurs compagnies de théâtres mais à choisir celles qui mériteraient de voir leurs œuvres finies, et présentées au public » dira Salima Moumni, Chorégraphe et activiste culturelle à Rabat. Cette optimiste, rêveuse et amoureuse du pays rêverait qu’on donne aux arts chorégraphiques au Maroc plus d’ampleur et plus de place. Si aujourd’hui la danse est un art à part entière, il y’a 10 ans celui-ci était inexistant en tant que discipline à part entière au ministère de la culture, nous rappelle Salima qui arrive à reconnaitre l’évolution de cet art mais déplore le manque d’implication de l’état dans les politiques publiques culturelles. Elle espère tout de même que le nouveau conservatoire de musique et de danse sera un haut lieu de formation professionnelle et nous dira à la fin de l’entretien, comme se rendant à l’évidence: «  Il n’y a pas de politiques culturelles, il n’y a que des artistes qui se battent tous seuls comme des fous. »[5]

Des fous, ou des sans-abris comme dirait Ahmed Massaia : ‘L’artiste souffre encore d’être un sans-abri qui traine sa création sur son dos comme un bagage indésirable’[6]. Donner plus de visibilité aux artistes talentueux, être moins dans le mécénat culturel élitiste vers lequel tend aussi notre pays sont des priorités. Je pense qu’il faut surtout que nos politiques culturelles soient en accord avec le projet de société que nous voulons construire dans ce pays ; tiraillé aujourd’hui entre une vision grandiloquente et exclusive de la culture  et la nécessité d'offrir aux citoyen.e.s marocain.e.s la démocratisation de la culture tant prônée.

A ce propos, Said Bouftass avancera que ‘La culture est l’ensemble du projet de société, le moteur complexe de l’action humaine. Un enfant d’aujourd’hui, ayant profité de la culture est assuré d’être un citoyen dont la société puisse compter une décennie plus tard.’ [7]Pourquoi aux confins d’espaces ‘d’anomies spatiales’ les gens se font exploser ? Pourquoi à Sidi Moumen, Sidi Taibi, ou Kelaat sghrana il est urgent de réfléchir non pas à ‘ramener la culture’ dans ces endroits oubliés de la ville mais à la réhabiliter dans le tissu social.

 Ce gap est justement illustré par des projets grandioses dont le Grand Théâtre de Rabat.   

Mercantilisation de la culture : Le projet du Grand Théâtre de Rabat.

Dans ce sillage, la capitale administrative Rabat connait depuis plusieurs années des transformations socio-spatiales et urbanistiques importantes dans le cadre du projet de développement urbain ‘Rabat ville lumière’, initié par l’Agence Rabat Région Aménagement. Plusieurs projets d’envergure sont lancés tels que le grand théâtre de Rabat signé par l’architecte Britano-iraquienne Zaha Hadid, grand nom de l’architecture internationale et prix Pritzker[8] en 2004.

Ce projet lancé dans le cadre de la séquence 2 ‘Al Sahat Al kabira’, du projet de développement de la vallée du Bouregreg et dont le montant s’élève à 1.4 milliards de Dirhams, soit 120 millions d’euros fut imaginé comme le nouveau repère architectural et urbain de la capitale. Lamghari Essakel, ancien directeur de l’Agence d’Aménagement de la vallée du Bouregreg a déclaré que ‘le projet du « Grand Théâtre de Rabat allait rivaliser avec les plus grandes structures culturelles du monde en termes d'architecture et d'équipements acoustiques ». L’objectif premier de ce futur aménagement est bien de concevoir un édifice culturel monumental afin de « hisser [la capitale du royaume] au rang des grandes capitales culturelles de la Méditerranée » (AAVB, 2010)’[9].

Nous pouvons ainsi constater, que l’objectif premier de ce théâtre n’est peut-être pas de faire de cet espace un lieu d'émulation artistique, de formation, d'apprentissage et d'éducation à la culture, mais bel et bien d’améliorer l’image de la ville, de maximiser sa compétitivité avec les métropoles de la méditerranée et in fine d’inviter les investisseurs nationaux et internationaux à s’y intéresser. Nous sommes bien à l’ère de la culture de l’image. D’ailleurs, la vision 2020 pour le développement stratégique du secteur du Tourisme au Maroc met en avant la mise en place d’investissements et de projets structurants afin d’améliorer la compétitivité des métropoles marocaines.

Ceci étant, pouvons-nous nous permettre, en tant que pays en voie de développement occupant la 123ème de l’indice de développement humain d’investir autant d’argent, en partie celui du contribuable, dans l’amélioration de l’image de marque de la capitale ? Curieux ordre de priorité.

Le projet du ‘Grand théâtre de Rabat’ ne s'insère pas dans une dynamique de création d'un lien artistique, culturel entre les jeunesses paupérisées des quartiers populaires de Salé et de la médina de Rabat. Ces jeunes ont besoin d’espaces de créations, de répétitions et d’apprentissage artistiques, les troupes de théâtres de lieux fixes pour se produire, les cinéastes de salles de cinémas pour projeter leurs films et les peintres de petites galeries, pour se faire connaitre et espérer exister un jour. Beaucoup de professionnels des arts ont soif de donner de leurs temps et d’apprendre aux citoyen.e.s de demain ce qu’est l’éducation à l’art et à la culture.

En revêtant la casquette d'architecte, il y’a deux points que je souhaiterai souligner : Tout d’abord que ce projet de par son architecture futuriste est en désharmonie d’une part avec les potentialités paysagères de la vallée du Bouregreg, et d’autre part avec le contexte socio-économique local. Aussi, comment une agence d’architecture internationale se permet-elle d’opérer un retard de plus 4 ans ? La réponse de Nabil Rahmouni, Architecte et directeur de l’association Sala Almoustaqbal nous en dit davantage au sujet de la séquence 1 de ‘Bab el Bahr, destinée à abriter des logements de hauts standings, et qui nous semble également s’appliquer sur ce projet : ‘Ce sont uniquement des entreprises et bureaux d’études français et étrangers qui ont été mobilisés pour la maîtrise d’œuvre du projet. Cependant, la main d’œuvre employée dans les chantiers est d’origine locale et donc habituée aux techniques de construction traditionnelles au Maroc. Ainsi, la superposition de techniques de construction répondant à des standards internationaux et d’une main d’œuvre locale crée de nombreuses incohérences et lenteurs sur les chantiers actuels du Bouregreg. ‘[10] Nous en déduirons que l’externalisation des travaux aux bureaux d’études et maitres d’œuvres étrangers crée de grands retards sur le chantier, avec pour conséquence une augmentation des frais de construction.

Ainsi, ce projet de Grand théâtre nous amène à poser la question dérangeante qui suit: Pour qui cet espace est construit ? A quels genres d’activités socio-culturelles sera-t-il dédié ? Et QUI le fréquentera ? Répondre à ces questions dont les constats nous semblent déjà bien clairs nous aide à comprendre comment la politique de transmission (non) culturelle s’organisent dans notre pays  et comment grâce à ce genre de projets s’insérant dans une politique culturelle d'inspiration néolibérale et dépolitisée, se mobiliser pour ‘UNE CULTURE POUR TOUS’ devient véritablement à la fois urgent et complexe.

Investissons dans la culture !

La culture n’est ni superflue, ni un objet dont nous pouvons nous passer ; et il est si important d’en prendre conscience. Amina Touzani s’exprimant à ce propos avance que  ‘Même si on craint de le déclarer de façon catégorique, nos gouvernements conçoivent la culture comme un luxe « bourgeois » pour ceux qui la pratiquent et un divertissement superflu pour ceux qui s’y intéressent,  au lieu de la considérer comme un facteur d’inclusion et une dimension de la vie. On rogne vite et volontiers sur le financement de la culture dès que s’imposent d’autres priorités. Chaque fois, il a fallu ajourner pour dix ans, pour vingt ans et plus certains projets qui semblaient viables. C’est le cas de la bibliothèque nationale, du musée national et autres…’. Cette vision élitiste de la culture est à mon sens ce qu’il serait nécessaire de dépasser aujourd’hui afin de promouvoir une culture inclusive, qui permettent le développement social égalitaire aussi bien des couches sociales aisées que celles défavorisées ou en situation difficile.

La culture est ce vecteur de rencontres et de cohésion sociale, elle est le moteur de la diversité. La culture est ce qui permet bousculer les consciences et de construire des citoyens avertis qui remettent en cause leur être au monde. La culture appelle à la grandeur d’âme, révèle les talents enfouis et laisse exprimer les désirs les plus profonds.

La culture est ce qui nous définit en tant que groupe d’individus, ce qui nous assemble, nous rassemble et nous différencie. Elle est surtout le miroir du développement de nos sociétés : en défendre une conception inclusive, c’est participer à un Maroc meilleur, égalitaire, solidaire.  

 

Auteure : Salma Belkebir est Architecte à Rabat et passionnée d’art, de culture, de photographie et de voyages. En 2012, elle découvre la troupe de théâtre DABATEATR et s’implique dans les ateliers d’écritures Lkhbar F’lmasrah, avant de reprendre les rênes de l’association de 2014 à 2017. A travers l’écriture, elle partage son opinion sur les questions socio-culturelles au Maroc.

 

[1] Définition donnée par l’Agence culturelle du Grand Est ; France (http://www.culture-territoires.org/contextualisation/politique-culturelle/definition)

[2] Propos recueillis de Said Bouftass le 16 septembre 2018.

[3] Adam,A., La politique culturelle au Maroc, p1-22, 1973, http://aan.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/AAN-1973-12_43.pdf.

 

[5] Entretien avec Salima Moumni le 12-09-18 à Rabat.

[6] Massaia,A., Un désir de culture, Essai sur l’action culturelle au Maroc, Edition la croisée des chemin, 239 pages, 2013.

[7] Propos recueillis de Said Bouftass le 16 septembre 2018.

[8] Grand prix de d’architecture décerné annuellement, considéré comme le ‘Prix Nobel d’Architecture’

[9] Hamidi,L,. LE PROJET D’AMENAGEMENT DE LA VALLEE DU BOUREGREG : UN PROJET SOCIAL ? Focus sur les populations des pêcheurs, poissonniers et barcassiers. Polytech Tours, 2011.

 

[10] Hamidi,L,. LE PROJET D’AMENAGEMENT DE LA VALLEE DU BOUREGREG : UN PROJET SOCIAL ? Focus sur les populations des pêcheurs, poissonniers et barcassiers. Polytech Tours, 2011.