Bouillon de culture dans la médina

Né d’une démarche artistique dans le contexte post-révolution, le Collectif créatif est devenu un véritable moteur de développement urbain dans la médina de Tunis. Cette association créée en 2016 mène plus d’une dizaine de projets destinés à valoriser les acquis culturels des quartiers populaires, via une approche intégralement participative.

Collectif créatif Tunis

« L’idée de départ, c’était de profiter de la liberté que nous offrait le contexte post-révolution », raconte le designer Dhafer Ben Khalifa à propos de la genèse du Collectif créatif. Dans le Tunis de l’après-Ben Ali, la rue devient un nouveau lieu d’expression pour les artistes qui se réapproprient l’espace public autrefois verrouillé.

Les initiatives fleurissent sur le terrain, parmi lesquelles le festival de light art Interférence qui invite des artistes du monde entier à travailler en résidence dans l’ancienne médina, chez l’habitant, pour créer des œuvres lumineuses que le public découvre en déambulant dans les ruelles à la nuit tombée.

Il y a aussi le studio de design collaboratif El Warcha, qui propose aux jeunes du quartier populaire de la Hafsia, en médina, de participer à la création de mobilier pour l’espace public, tout en engageant une réflexion sur la notion de bien commun. La même démarche de vivre-ensemble anime ces deux projets qui ont un autre point commun : leurs fondateurs sont des amis qui décident de mutualiser leurs efforts et leurs réseaux sous une même bannière associative.

C'est ainsi que le Collectif créatif naît en avril 2016. Personne au sein de l’association n’étant originaire de la médina, et encore moins du monde associatif, le lien avec les habitants s’est construit de façon très spontanée. «Nous avons une approche très organique, commente Dhafer Ben Khalifa. Plusieurs membres du Collectif ont élu domicile dans la médina suite à la création de l’association. Et au fil des projets développés, un rapport de confiance se crée : les gens viennent voir par curiosité, discutent avec nous et petit à petit acceptent notre présence».

L’intérêt de ne pas être natif du quartier, c’est d’apporter un autre regard : «Nous sommes des passionnés pour qui la médina n’est pas juste une vieille ville dégradée, c’est un quartier plein de vie qui intéresse d’autres gens». Une passion communicative qui a donné naissance à Doora Fel Houma (Un tour dans le quartier), un programme de visites guidées qui n'ont rien à voir avec les clichés de carte postale.

Pendant un an, le Collectif créatif a accompagné des jeunes de la médina pour élaborer avec eux un circuit alternatif intégrant les principaux monuments historiques, mais surtout des endroits moins connus des visiteurs. «Cela peut être un petit café anodin niché dans une ruelle, une placette peu accessible, ou même le domicile familial de l’un des guides», précise Dhafer Ben Khalifa.

Dans ces quartiers, plutôt défavorisés depuis que les grandes familles des dars (maisons traditionnelles) ont migré vers le nord de la ville, Doora Fel Houma donne aux habitants l’opportunité de valoriser leur lieu de vie.

«Cela correspond aussi à une demande des visiteurs qui veulent expérimenter la médina différemment, tout en étant dans un cadre rassurant grâce à la présence des jeunes du quartier pour les guider», souligne Dhafer Ben Khalifa qui ne cache pas les difficultés rencontrées pour structurer cette activité. Notamment celles inhérentes au métier de guide qui nécessite des compétences en langues étrangères, alors que la plupart des jeunes sont en rupture scolaire. Le challenge est aussi économique: « Pendant la durée du projet nous avons pu rémunérer les guides, mais maintenant il faut entreprendre un travail de commercialisation des tours pour en faire une activité lucrative régulière, faute de quoi les guides vont se démotiver».

Le Collectif créatif peut au moins se targuer d’avoir contribué à valoriser l’envers du décor. « La médina est devenue un espace où l’on peut envisager d’installer un espace artistique, par exemple, ce qui n’était pas pensable autrefois », affirme Dhafer Ben Khalifa. Pour preuve, l’ancien local de l’atelier El Warcha abrite maintenant un petit restaurant moderne grâce au nouveau public qui s’est mis à fréquenter ce coin de la Hafsia.

Aujourd’hui, le Collectif créatif mène plus d’une dizaine de projets, dont le dernier en date est Jnina Fel Mdina (Des jardins dans la médina). Comme son nom l’indique, il consiste à fédérer les habitants du quartier autour d’activités de jardinage, dans une perspective de développement durable et participatif. L’idée est aussi de végétaliser cette partie de la ville qui reste privée d’espaces verts alors que leur superficie a quadruplé à Tunis ces 25 dernières années.

Développé avec les étudiants de l’Institut d’agronomie national (INAT), le projet concerne deux sites pilotes : la terrasse de Dar El Harka, un espace de co-working qui fait partie du Collectif créatif, et la cour d’un immeuble situé non loin de là. Les deux lieux ont accueilli des « journées de mise en culture » durant lesquelles les organisateurs ont notamment pu constater l’effet apaisant sur les enfants du quartier, d’habitude plus turbulents.

«C’était impressionnant de voir à quel point ils étaient calmes et concentrés», commente Dhafer Ben Khalifa. Malheureusement, le confinement dû à l’épidémie de Covid-19 a ralenti le potager de Dar El Harka, qui est resté fermé pendant trois mois. Du côté de la cour d’immeuble, l’entretien a pu être assuré par un bénévole vivant sur place, mais une autre surprise attendait le Collectif créatif.

« Le jardin que nous avons installé là-bas est doté de quelques bacs potagers et d’un grand système hydroponique (culture hors-sol, ndlr). Nous pensions que c’était la solution idéale par rapport au manque d’accès à la terre dans la médina, mais finalement nous avons constaté que les habitants s’occupaient davntage des bacs potagers que du système hydroponique. Il faut toujours être attentif au retour des habitants car ce que nous pensons le plus adapté ne l’est pas forcément», relève Dhafer Ben Khalifa.

Même si le Collectif créatif conçoit ses projets en partant des besoins du quartier et de ses habitants, l’équipe prend toujours soin de leur laisser un temps d’appropriation : «Cela nous permet d’adapter notre approche, parfois même jusqu’à un changement radical de l’idée initiale», affirme Dhafer Ben Khalifa.

C’est le cas du projet Fandek, conçu au départ comme une école d’apprentissage de métiers artisanaux, mais qui n’a pas vu le jour faute d’enthousiasme de la part des jeunes. Comme ils étaient plus attirés par les métiers du digital, le projet a été intégralement repensé en école associative d’art numérique. «C’est un travail de remise en question perpétuel.

L’idéal serait que les idées émanent des habitants du quartier et qu’ensuite nous fournissions les outils associatifs pour les aider à les concrétiser», espère Dhafer Ben Khalifa. Cette démarche intégrative fait partie de l’ADN du Collectif créatif, pourtant ses fondateurs s’étonnent encore qu’on range leurs activités sous une étiquette de développement urbain participatif.

«Cela nous paraît toujours un peu intriguant car nous nous définissons plutôt comme un collectif de designers, architectes, artistes… Nous voulions juste faire ce qu’un créatif ferait dans l’espace public, mais sans la limitation qui existait avant la révolution, confie Dhafer Ben Khalifa. Cela dit, cet aspect de développement urbain est récurrent dans nos approches alors assumons-le et faisons le nécessaire pour que cela corresponde à une méthodologie !»

Le Collectif créatif est d’ailleurs en pleine restructuration interne. L’association fonctionne pour l’instant avec un seul salarié mais le soutien du fonds d’appui Tfanen devrait permettre de recruter dans l’année à venir une équipe de coordination générale. Le but est de « développer davantage de projets, faire monter en puissance les compétences en médiation sociale des coordinateurs et surtout jouer un rôle de portage associatif», énumère Dhafer Ben Khalifa.

Le Collectif créatif est en effet devenu un véritable incubateur d’initiatives sociales au niveau de la médina de Tunis. Au terme de quatre ans d’existence, l’association est désormais en capacité de fournir un cadre institutionnel, un savoir-faire et d’assurer la médiation avec les bailleurs de fonds. «Nous sommes de plus en plus approchés par des habitants du quartier qui ont une idée de projet mais qui ne savent pas comment s’y prendre pour créer une association, collecter des fonds...

Les mentalités changent, les gens commencent à comprendre qu’ils peuvent être acteurs de leur environnement, sans attendre après la municipalité ou le gouvernement», se réjouit Dhafer Ben Khalifa. Lui et ses amis voulaient investir la ville, c’est finalement la ville qui les a investis.