La gestion des déchets est relativement récente au Maroc : il a fallu attendre les années 2000 pour installer la première décharge contrôlée et émettre la première loi régissant le secteur. Aujourd’hui, il reste beaucoup à faire pour valoriser les déchets, dont 10 % seulement sont récupérés pour être recyclés. Une opportunité pour les initiatives privées, comme la jeune startup de Youssef Lamnaouar et Soukaïna Rerhrhaye qui s’est spécialisée dans la récupération des déchets à la source.
« Nous sommes partis de zéro : dès qu’on a eu l’idée, on s’est lancé, on n’a pas attendu de faire des économies », raconte Youssef Lamnaouar d’une voix débordante d’enthousiasme. Avec sa femme Soukaïna Rerhrhaye, il a lancé en avril 2019 Virtus C.E.L, une start-up spécialisée dans la récupération, le tri et la valorisation des déchets. Créer un circuit formel dans ce secteur dominé à 90% par l’informel, c’est le pari de ce jeune diplômé en ingénierie de l’environnement qui s’est tourné vers le mécénat pour constituer son budget de départ.
Un an et demi plus tard, il travaille avec une vingtaine d’entreprises de Kénitra à Casablanca, en passant par Rabat. Le fonctionnement ? Virtus C.E.L établit un diagnostic au sein de l’entreprise partenaire pour catégoriser les déchets, fournit des corbeilles de tri sélectif puis récupère leur contenu. Triés et compactés, les déchets sont ensuite acheminés dans tout le Maroc, à destination des industriels qui les rachètent pour les transformer en matière première. Le plastique, par exemple, servira à alimenter les usines automobiles.
« Même si nous sommes une toute petite start-up, nous nous donnons les moyens des grandes entreprises », assure Youssef Lamnaouar. Avec sa belle énergie en bandoulière, il est sur tous les fronts pour «rendre les citoyens plus conscients de leur responsabilité dans la gestion des déchets». En plus de former les employés des entreprises partenaires, Virtus C.E.L mène un grand travail de sensibilisation dans les médias, sur les réseaux sociaux ou lors de conférences.
À l’aide de sa petite camionnette, qu’il espère vite pouvoir troquer contre un véhicule hybride, Youssef Lamnaouar collecte 2000 tonnes de déchets par an. «Le gisement le plus important, ce serait les particuliers», estime le jeune entrepreneur qui s’apprête à lancer une action pilote avec 250 foyers de la Ville verte de Bouskoura, à proximité de Casablanca. Convaincu qu’il faut agir sans attendre que les mentalités changent, il s’adapte aux contraintes : «Les gens n’ont pas forcément la place pour stocker plusieurs bacs de tri et ne veulent pas s’embêter, alors nous avons conçu un seul bac en métal galvanisé où l’on peut mélanger tout ce qui se recycle et c’est nous qui assurons le tri ensuite».
L’autre obstacle à contourner, c’est celui de la réglementation. La loi 28-00 qui régit le secteur des déchets stipule qu’ils appartiennent à la commune à partir du moment où ils se trouvent dans l’espace public. Pour rester dans la légalité, Virtus C.E.L est donc contrainte d’intervenir avant que les poubelles n’arrivent sur le trottoir. Cette collecte en amont a un avantage: les déchets sont en meilleur état par rapport à ceux qui sont récupérés en bout de chaîne dans les décharges et donc fournissent un matériau recyclé de meilleure qualité. Surtout, généraliser l’action à la source permet d’alléger la pression sur les décharges qui sont encore loin d’être toutes maîtrisées. Sur les 220 décharges du pays, plus de la moitié sont encore des dépotoirs sauvages qui dégagent de puissants gaz à effet de serre (méthane et CO2) et polluent les sols par l’écoulement de lixiviat (le « jus » des poubelles).
Depuis le début des années 2000, la gestion des déchets ménagers par des sociétés délégataires a permis de doubler le taux de collecte mais cette évolution a posé de nouveaux défis à relever. Même dans les décharges contrôlées – répondant à des normes techniques d’étanchéité et de drainage du lixiviat –, l’enfouissement reste la règle. Ce n’est pourtant pas une solution durable, ne serait-ce qu’en termes de volume, d’autant que la loi n’oblige pas les communes à trier les déchets avant de les enfouir. Non seulement cela aggrave l’étendue des décharges mais cela revient à gaspiller une ressource qui pourrait être reconvertie en matière première.
Pour l’heure, seuls 10% des déchets collectés sont récupérés pour être recyclés. Le Maroc se donne dix ans pour porter ce ratio à 20%, selon les objectifs de la Stratégie nationale de réduction et de valorisation des déchets lancée en 2019. L’ambition est de créer 25 000 emplois et de contribuer à 2% du PIB national en 2030. Pour y parvenir, l’État a tout intérêt à s’appuyer sur des opérateurs privés comme Virtus C.E.L. Youssef Lamnaouar a bien essayé de tendre la perche aux responsables communaux et au ministère de l’Environnement, mais ses sollicitations sont pour l’instant demeurées sans réponse.
Encourager le tri sélectif, séparer les flux à la source et intégrer les petites entreprises dans ce circuit, ce sont trois des «10 éléments clés pour réussir la gestion des déchets ménagers» rédigés par Mustapha Azaitraoui et Aaziz Ouatmane, et publiés par la Fondation Heinrich Böll. Ce guide, conçu pour outiller les responsables communaux, le secteur privé et la société civile, compile une série de pistes pour soutenir la réflexion et le débat sur la question. Car le volume de déchets augmente toujours plus, augmentant de fait le nombre de ramassages à effectuer et le budget des communes qui sont seules responsables de la collecte, du transport, du traitement et de la valorisation des déchets ménagers. Totalement autonomes, la plupart ont opté pour un mode de gestion déléguée : 80% de la collecte des déchets urbains sont assurés par des sociétés privées.
Un choix qui s’avère de plus en plus coûteux et pas toujours adapté aux particularités de chaque ville. L’une des « 10 clés » consiste à renforcer la participation de la société civile et des citoyens. L’approche intégrée permet de s’adapter à la complexité du terrain et aux divers acteurs concernés selon le schéma propre à chaque ville : citoyens, associations de quartier, professionnels et opérateurs informels… La société civile, rarement associée par les communes à la gestion des déchets, peut s’avérer un précieux relais pour assurer un rôle de veille qui n’est actuellement pris en charge par aucun organe officiel. Et aussi pour communiquer sur les enjeux environnementaux, combler le manque de concertation entre le peuple et les élus. C’est d’autant plus nécessaire que le degré d’implication des citoyens conditionne la réussite de la gestion des déchets, comme le souligne le guide des « 10 clés ».
Promouvoir l’accès à l’information environnementale et sa diffusion auprès du grand public est donc primordial. Ce droit à l’information est d’ailleurs inscrit dans la Constitution, dans la loi 28-00 ainsi que dans la Charte nationale de l’environnement et du développement durable adoptée en 2014. Néanmoins les citoyens demeurent peu informés. Selon une enquête menée par la Fondation Heinrich Böll pendant trois semaines à l’entrée des grandes surfaces commerciales de Béni Mellal en 2019, 94% des personnes interrogées déclaraient ne disposer d’aucune information sur la gestion des déchets par la commune. C’est pourtant le premier pas vers le changement : un citoyen informé est plus réceptif et plus conscient de la notion de responsabilité partagée, condition sine qua non d’une gestion des déchets réussie.
Sur le même principe, le bon vouloir du citoyen est au cœur des politiques de réduction des déchets, autre clé pour alléger le volume de déchets déversés dans les décharges. Inciter les consommateurs à moins gaspiller la nourriture, lutter contre les emballages inutiles, privilégier le système de consigne… ces réflexes sont d’autant nécessaires que la loi ne prévoit pas d’autre mode d’élimination des déchets que l’incinération et la mise en décharge. Rien non plus sur l’écoconception, c’est-à-dire la conception de produits à partir de ressources renouvelables pour tendre vers une économie circulaire. La valorisation des déchets se décline pour l’instant en objectifs chiffrés dans les plans et stratégies nationales, mais aucun texte législatif spécifique ne vient encadrer cette démarche, quasi exclusivement portée par le secteur informel. D’où l’importance de capitaliser sur ce réseau pour améliorer la gestion des déchets : c’est une autre des «10 clés» émises par la Fondation Heinrich Böll. L’État lui-même espère formaliser d’ici 2030 la moitié de ce secteur qui compte 34 000 chiffonniers, selon la Stratégie nationale de réduction et de valorisation des déchets. La concurrence n’effraie Youssef Lamnaouar, qui la voit au contraire d’un bon œil: «Dans notre métier il y a de la place pour tout le monde! Je traite seulement 2000 tonnes par an en travaillant à plein temps, on pourrait être plusieurs que cela ne suffirait toujours pas».