Semences anciennes, nouveaux espoirs

Agroécologistes avant l’heure, les peuples jbala des montagnes du Rif ont toujours cultivé la terre en respectant les lois de la nature. Mais les savoir-faire se sont perdus, et la politique officielle encourageant l’usage de produits chimiques a fini par avoir raison de cette tradition. Depuis 2006, la coopérative Ariaf Kissane fait renaître cet héritage et redonne de l’autonomie aux cultivateurs qui réinventent un modèle économique durable.

 Semences anciennes, nouveaux espoirs

« Regardez la richesse de la terre ! », s’extasie Souhad Azennoud en arpentant son domaine perché sur une colline du Rif, à mi-chemin entre Fès et Chefchaouen. « Ces terrains ne sont pas labourés. On peut y planter tout ce qu’on veut, ça réussira », assure cette biologiste de formation qui a tout plaqué pour marcher dans les pas de ses ancêtres jbala. La polyculture, gage de fertilité pour la terre, est naturelle dans ce coin de montagne où l’on pratique une agriculture de subsistance. Au milieu des vergers d’agrumes, oliviers, caroubiers et autres grenadiers, les plantes médicinales sauvages côtoient des cultures de légumineuses et de céréales, sans oublier le potager familial qui fournit les légumes. Quand elle décide à 40 ans de quitter son job de cadre dans une multinationale agroalimentaire, Souhad Azennoud repense aux étés de sa jeunesse dans la ferme familiale de Kissane. C’est là qu’elle décide de lancer son projet d’apiculture. « Ma passion pour les abeilles est mon premier moteur. C’est comme ça que tout a commencé : je ne peux pas empêcher l’abeille d’aller butiner chez le voisin, donc les terrains autour doivent être bio ». Très vite, les cultivateurs du village la sollicitent pour les aider à se constituer en coopérative. Elle les convainc de se concentrer sur la production d’huile d’olive et de miel bio. Des produits peu périssables, et donc adaptés à cette région enclavée où le transport des marchandises est difficile à organiser. Tandis que la coopérative Ariaf Kissane voit le jour en 2006, Souhad Azennoud tente diverses expérimentations au niveau de sa ferme, à partir des graines préservées au sein de la famille à travers les siècles. Idéalement adaptées à leur environnement, les semences anciennes ont une richesse génétique qui les rend très résistantes au changement climatique et aux maladies. L’intérêt est aussi économique par rapport aux semences standard qui produisent des plantes sans  graines, et qu’il faut donc racheter chaque année. « Pour convaincre les agriculteurs de se mettre au bio, ils doivent dépenser le minimum d’argent », a vite compris Souhad Azennoud.

Quand Terre et Humanisme lance en 2013 le programme « Femmes semencières » avec l’Onu femmes, Kissane fait partie des quatre sites pilotes sélectionnés pour contribuer à la sauvegarde des semences locales. Souhad Azennoud pense aussitôt au petit épeautre, cet ancêtre du blé qui a disparu de la région depuis 25 ans car trop difficile à décortiquer. Elle parvient à obtenir une décortiqueuse mécanique et distribue ses semences aux femmes de la région.

Trois ans plus tard, la coopérative Ariaf Kissane a pu commencer à mettre en sachet ses grains d’épeautre bio pour rejoindre divers points de vente du pays. Une réussite qui ne doit pas occulter les écueils restant à contourner. L’activité de la coopérative pourrait être menacée par la législation qui ne joue pas en sa faveur : « Nous n’avons pas les moyens d’inscrire les semences anciennes dans le catalogue officiel, explique Souhad Azennoud. Si un industriel décidait d’inscrire lui-même ces semences, cela nous obligerait à payer des royalties pour les utiliser ». L’autre écueil, c’est de convaincre les agriculteurs habitués aux meilleurs rendements des semences hybrides. Rachida a mis trois ans à se décider avant de s’émerveiller : « Ma première récolte a été meilleure que ceux qui plantent du blé normal ! Avec le petit épeautre, je n’ai pas eu besoin d’engrais, pas de mauvaises herbes… Du coup tout le monde m’a demandé des graines ! ». Il faut dire que cette année-là, les fortes pluies avaient infesté les terrains conventionnels de mauvaises herbes. Car si les semences hybrides assurent deplus gros volumes, elles résistent moins bien aux intempéries.

« L’agroécologie est vraiment la seule réponse au changement climatique », plaide Souhad Azennoud qui a vu au fil du temps les pluies se raréfier. Et quand elles tombent, elles sont si fortes qu’elles entraînent les sols, provoquant à terme l’exode de leurs propriétaires qui ne parviennent plus à les exploiter. Pour y remédier, des tranchées ont été creusées au sommet des collines, permettant à l’eau de pluie de s’infiltrer pour alimenter les sources souterraines, qui depuis ne tarissent plus. Pour lutter contre l’érosion, 100 à 200 arbres sont plantés chaque année. « L’arbre est la seule solution pour retenir ces terrains, assène Souhad Azennoud en admirant de magnifiques racines sur un terrain escarpé. Regardez ce que la nature est capable de faire, c’est elle qui travaille les sols ». Et pour achever de rendre leur fertilité à ces sols  argileux, riches mais très compacts, Souhad Azennoud a initié les agriculteurs à la technique du compost. « Les gens étaient habitués à fertiliser avec du fumier, mais il n’est pas équilibré car il contient 100% d’azote. Il peut même créer des maladies et favoriser des plantes indésirables, même si pour moi il n’y a pas de plante indésirable!». En imprégnant la terre, le compost l’allège et facilite la diffusion des minéraux vers la plante. Sans compter le travail des lombrics que Souhad élève soigneusement et parsème partout dans sa ferme. Laisser faire la nature est ici le seul mot d’ordre : « Il existe plein de recettes naturelles pour traiter les plantes, mais je peux vous assurer qu’on ne les utilise pas tellement c’est équilibré maintenant. Et quand on voit un petit insecte, on se dit qu’il faut bien qu’il se nourrisse lui aussi ! ».

Aujourd’hui, la coopérative Ariaf Kissane regroupe une vingtaine de membres. Agissant comme une plate-forme de commercialisation, elle bénéficie de la certification bio depuis 2013 et ONSSA depuis 2016. Outre l’huile d’olive des débuts, elle distribue diverses légumineuses et céréales, ainsi que des aromates comme l’origan. Auniveau de la commune, une trentaine de familles se sont converties à l’agroécologie et la moitié des terrains sont cultivés de façon bio. Ces dernières années, trois autres coopératives ont vu le jour à Kissane, dont Al Amraie Al Jabalia, une coopérative de jeunes apiculteurs initiée sur les conseils de Souhad Azennoud. Cinq ans plus tôt, son fondateur était venu la solliciter pour trouver un travail en ville, mais elle l’en avait dissuadé : pourquoi aller gagner un petit salaire et payer un gros loyer alors qu’il peut faire des merveilles ici ? Comme il n’a pas de terrain, Souhad Azennoud lui suggère d’utiliser celui de son père pour y mettre des ruches. « Maintenant il y a un dynamisme extraordinaire autour de l’apiculture grâce à cette coopérative qui a eu l’idée de commercialiser le matériel nécessaire, alors qu’avant il fallait aller jusqu’à  Taounate ou Kénitra. Les gens ont tous investi dans une ou plusieurs ruches et dès la première année ils ont vendu du miel », se réjouit Souhad Azennoud. Car qui dit  apiculture dit sauvegarde de la nature : « Quand les agriculteurs ont des abeilles, ils commencent à se dire qu’il ne faut pas traiter leurs champs avec des produits chimiques ».

Sensibiliser les agriculteurs à l’agroécologie, garantir de meilleurs revenus, ralentir l’exode rural… si Souhad Azennoud est fière du chemin parcouru, elle mesure ce qu’il reste à accomplir. Notamment faire plus d’efforts sur la fertilisation naturelle pour améliorer les rendements et développer davantage le volet économique. « L’agriculture bio reste limitée tant qu’une tomate bio revient plus cher au consommateur qu’une tomate du secteur conventionnel qui est subventionné par l’État », reconnaît Souhad Azennoud, qui a trouvé la parade en ouvrant un gîte gastronomique au coeur de sa ferme. L’idée est d’attirer les touristes à Kissane avec la promesse d’y déguster d’excellents produits du terroir : « Même si l’agriculture bio n’est pas rentable, j’encourage les jeunes à la maintenir car c’est la base d’un tourisme écoresponsable qui pourrait financer notre activité ». 

Quand Souhad a quitté son confortable train de vie casablancais il y a 15 ans pour faire du miel, tout son entourage avait défilé devant elle pour l’en dissuader. « À l’époque tout le monde m’a prise pour une folle, mais avec le confinement dû au Covid-19, aujourd’hui tout le monde me donne raison ». Elle qui n’a plus besoin d’acheter ses semences en a distribué à tous ceux qui se sont heurtés à la fermeture des magasins. « Cela remet les pendules à l’heure, affirme Souhad. Ce n’est pas l’argent qui compte. Nous avons déjà tout ce qu’il faut : produire ses aliments, c’est un plaisir total »