S'inspirer du passé pour mieux gérer les ressources en eau

Dans un pays agricole comme le Maroc, la gestion de l’eau conditionne l’emploi et la sécurité alimentaire. Or les ressources en eau par habitant ont baissé de plus de 70% depuis les années 1960, sous l’effet de l’accroissement de la population et de l’urbanisation. Pour maintenir l’équilibre entre l’offre et la demande, l’une des solutions consiste à impliquer les citoyens, à l’instar du village de Tabesbaste qui s’est constitué en association pour gérer collectivement ses ressources en eau.

S'inspirer du passé pour mieux gérer les ressources en eau

Pourquoi réinventer de nouveaux modèles quand les anciens ont fait leurs preuves ? Les populations des abords du Sahara se sont toujours adaptées à la sécheresse. Au fil des siècles, les habitants des oasis ont développé un précieux savoir-faire pour gérer avec sobriété les ressources en eau. Un héritage ancestral qui se perpétue dans le village de Tabesbaste, situé à 15 km de Tinghir dans la région du Drâa Tafilalet. Depuis 1985, cette communauté de près de 300 familles s’est organisée au sein de l’Association Tabesbaste pour le développement et la solidarité, dont le fonctionnement est directement inspiré de la jamaâ (assemblée traditionnelle). « Chacune des quatre fractions de la tribu a proposé trois personnes pour la représenter au sein du bureau de l’association, par un processus démocratique et participatif respectant les coutumes ancestrales. Aujourd’hui, toutes les décisions priorisent l’intérêt général de la communauté et bannissent le favoritisme et l’individualisme sous toutes ses formes », explique Ali Bounsir, le président de l’association. Cette dernière gère les espaces collectifs du village (sources d’eau, terrains agricoles…) selon les préceptes du droit coutumier alorf qui prévaut depuis plus de 500 ans. Concernant l’irrigation, un « droit d’eau » régit la distribution au sein de la tribu : chaque famille bénéficie d’un volume d’eau proportionnel aux efforts qu’elle a fournis pour creuser la khettara, ce canal souterrain qui achemine l’eau des nappes phréatiques jusqu’à l’oasis. Ce droit d’eau se transmet de génération en génération et, pour éviter les erreurs qui pourraient être source de conflit, le volume d’eau est calculé en temps : les familles irriguent chacune leur tour, à une heure fixe et pendant une durée déterminée. S’il y a conflit, il est traité localement – et donc rapidement – par un « tribunal » composé de « Moaayanine » qui représentent chaque fraction de la tribu. Mais les recours sont rares. Quant à l’eau potable, l’association a procédé à un partage équitable en attribuant à chaque famille un volume de 3 mètres cube par mois. Ce système de gouvernance marche si bien que les villageois ont refusé la proposition de l’Office national de l’eau potable de prendre en charge la gestion de l’eau à Tabesbaste.

Si les méthodes ancestrales ont fait leurs preuves, les temps modernes ont aussi apporté leur lot de nouveaux problèmes à résoudre. Pendant plusieurs années, l’association a cherché une réponse à la dégradation de l’eau de l’oasis, polluée par les lessives chimiques et l’eau de javel utilisées dans le lavoir traditionnel. Ce lavoir étant situé sur la seguia (canal d’irrigation à ciel ouvert) du village, l’eau de lavage des vêtements s’écoulait directement dans les champs cultivés. La solution est venue avec l'implantation de laveries collectives dans 5 villages du Tafilalet, menée en collaboration avec l’ONG française L’Eau du désert, plusieurs associations locales ainsi que le PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement), l’INDH (Initiative
nationale pour le développement humain), l’ORMVA (Office régional de mise en valeur agricole) et le Programme des Oasis du Tafilalet. La première des cinq laveries a été installée à Tabesbaste sur l’emplacement de l’ancien lavoir. Équipée de machines à laver récentes, elle utilise exclusivement de la lessive écologique. Les eaux de lavage sont acheminées vers des bassins de recyclage des eaux grises où elles sont traitées par phytoépuration, à travers des couches de graviers plantés de végétaux qui assurent une filtration naturelle. L’eau ainsi purifiée est ensuite évacuée dans l’oued. « En seulement un an nous avons remarqué une dépollution progressive des eaux d’irrigation et des sols de l’oasis, mais aussi la diminution de la moitié du volume d’eau potable consommé dans le village, qui était utilisé pour le lavage des vêtements à la maison. Après la réussite de ce projet, nous réfléchissons à des solutions pour améliorer l’assainissement liquide de notre village », annonce Ali Bounsir. De telles laveries ont aussi l’avantage d’affranchir les femmes d’une importante corvée ménagère, ce qui leur permet de développer d’autres activités. Outre les deux emplois créés pour gérer la laverie, l’argent collecté (à raison de 10 DH pour un lavage de 10 kg de linge) alimente un fonds « vert » qui finance des projets pour les femmes du village.

Cette gestion raisonnée de l’eau est plus que jamais nécessaire dans la région du Tafilalet où les périodes de sécheresses ne font que s’allonger. Et quand les pluies surviennent, elles tombent hors saison, ce qui affecte les cultures qui ne sont pas encore parvenues à maturité et compromet les récoltes. C’est tout aussi vrai dans le reste du pays qui est régulièrement en état de « stress hydrique », c'est-à-dire quand les besoins en eau sont supérieurs à la quantité disponible. L’apport des eaux de surface (pluies, réservoirs, barrages, cours d’eau, lacs, océans…) est insuffisant et l’envasement des barrages réduit leur capacité de stockage. Les sols s’érodent plus vite sous l’effet du déboisement et des pluies torrentielles, assurant moins bien la retenue des eaux et donc l’alimentation des nappes souterraines. Outre les conséquences des variations climatiques, l’impact de l’activité humaine est autrement plus grave. L’eau est  consommée en quantité excessive et les nappes souterraines sont abusément ponctionnées, notamment à l’aide de pompes à moteur qui échappent à tout contrôle. Sans compter l’usage des intrants agricoles chimiques, le stockage des déchets et l’évacuation des eaux usées qui détériorent la qualité de l’eau. Rares sont les communes disposant de décharges contrôlées empêchant la pollution des sols et des nappes phréatiques par le lixiviat (le liquide qui s’écoule des déchets entassés), et plus rares encore sont celles qui possèdent un réseau d’assainissement liquide qui assurerait la collecte, le traitement d’épuration et l’évacuation des eaux usées.

Si le Maroc a presque réussi à assurer l’accès de tous à l’eau potable (94% de la population urbaine est raccordée au réseau d’eau potable et plus de 90% en
milieu rural, contre 14% en 1990), le plus gros défi reste l’irrigation. Captant les trois quarts des ressources en eau du pays, l’agriculture représente 4 millions d’emplois et contribue à 14% du PIB national. Un taux qui, malgré les cycles de sécheresse, a doublé depuis les années 60. L’enjeu est donc économique mais aussi social, particulièrement en milieu rural : « Tous nos jeunes, filles et garçons, rêvent de partir en Europe pour un avenir meilleur. S’impliquer dans la préservation de l’eau et de l’oasis est le cadet de leurs soucis. C’est une réalité qui nous décourage à chaque fois qu’on veut proposer des projets de développement pour la population et le village », se désole le président de l’Association Tabesbaste. Pour satisfaire la demande croissante en eau, la première réponse de l’État a été d'édifier de grands barrages dans tout le pays, actuellement au nombre de 145. Initiée au lendemain de l’Indépendance, cette ambitieuse politique continue de faire partie de la Stratégie nationale de l’eau (SNE) déployée sur la période 2010-2030. Cette stratégie a amorcé une seconde phase axée sur l’économie et la valorisation de l’eau, à travers notamment le Programme national d’économie d’eau en irrigation (PNEEI). Dans le sillage du Plan Maroc Vert (2008) qui mise sur des techniques d’irrigation économes, l’un des axes prioritaires du PNEEI est de convertir massivement les exploitations agricoles à la technique du goutte à goutte, c’est-à-dire un arrosage à faible dose et proche des racines. À l’heure actuelle, plus d’un tiers des terres irriguées fonctionnent au goutteà- goutte. La Stratégie nationale de l’eau prévoit aussi la diversification des ressources, comme le dessalement de l’eau de mer qui bénéficie d’un cadre juridique depuis la loi 36-15 sur l’eau. Promulguée en août 2016, elle « fixe les règles d’une gestion intégrée, décentralisée et participative des ressources en eau pour garantir le droit des citoyennes et citoyens à l’accès à l’eau et en vue d’une utilisation rationnelle et durable », pose l’article premier.

En 2014 déjà, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) publiait un rapport qui allait dans le même sens. Intitulé « La gouvernance par la gestion intégrée des ressources en eau du Maroc : levier fondamental de développement durable », il souligne la nécessité d’adopter une approche participative dans la gouvernance de l’eau : « une approche où les choix des projets […] émanent des populations locales […] avec la présence effective des acteurs de la société civile et des usagers d’eau dans le processus de prise de décision », précise le rapport. Ce ne sont pas les habitants de Tabesbaste qui diront le contraire.*