Légalisation du cannabis thérapeutique au Maroc : Quelles opportunités pour les petits producteurs du Rif?

La culture du cannabis était jusqu'à présent illégale et nuisait à l'environnement. Cela devrait désormais changer. Mais il reste à voir dans quelle mesure la nouvelle loi va concrètement changer la situation sur le terrain.

Temps de lecture: 12 minutes
Légalisation du cannabis thérapeutique au Maroc

Le Rif s’étend sur près de 500km de long, entre la mer Méditerranée, le moyen Atlas et l’océan Atlantique. Dans cette zone au croisement entre l’Afrique et l’Europe, les denses forêts de cèdres, chênes et sapins sont progressivement remplacées par des monocultures de cannabis. « Le paysage a beaucoup changé depuis cinquante ans », nous relate Abdelilah Tazi, habitant de Chefchaouen et président de l'Association Talassemtane pour l’Environnement et le Développement (ATED). L’association qui a obtenu le prix Hassan II pour l’environnement en 2017, tire la sonnette d’alarme sur les impacts environnementaux de ces monocultures et la déforestation massive qu’elles entrainent. Tous les ans, c’est plus d’une centaine d’hectares de forêt qui disparait dans la province de Chefchaouen[1] (et dix fois plus au niveau national[2]), pour faire place, en grande partie, aux cultures de cannabis.

« Dans les années 1970, les périmètres cultivés étaient très restreints, et les habitants utilisaient des semences beldi (variétés locales) plus adaptées à la région » se souvient Abdelilah Tazi. Le cannabis était alors surtout cultivé pour la consommation régionale et couvrait une superficie estimée à moins de 10 000 ha.[3] C’est avec l’émergence des mouvements hippies en Europe et en Amérique du Nord à partir du milieu des années 1960, que l’économie du cannabis s’est transformée. Le cannabis, traditionnellement consommé sous forme de kif (cannabis séché puis haché), devient alors un produit d’export. « Le cannabis, seul produit de la région jouissant d’une réelle demande, apparaît comme une opportunité économique » écrivent Khalid Mouna, professeur à l’université Moulay Ismail et Kenza Afsahi, maîtresse de conférences à l’Université de Bordeaux.[4] Il est transformé en hashish (résine de cannabis), plus facile à stocker et à transporter, notamment vers l’Europe. Selon une étude conjointe du gouvernement marocain et de l’Office des nations unies contre la drogue et le crime, les plantations de cannabis ont connu leur apogée en 2003, lorsqu’elles s’étendaient sur plus de 130 000 hectares.[5] La production de cannabis brut s’élevait alors à plus de 47 000 tonnes, et assurait un revenu de 214 millions de dollars américains pour les petits agriculteurs, soit l’équivalent de presque 0,6% du PIB annuel.[6] En 2003, le chiffre d’affaire total du marché de résine de cannabis d’origine marocaine était estimé à 12 milliards de dollars américains, avec l’essentiel de ce chiffre d’affaire réalisé par les circuits de trafic dans les pays européens.[7]   

Aujourd’hui, le Maroc est toujours considéré comme un des premiers producteurs au monde.[8] Les efforts étatiques dans la lutte contre la drogue ont entrainé une forte diminution des surfaces cultivées (actuellement estimées autour de 50 000 hectares), sans avoir un impact significatif sur la quantité produite, en raison de l’introduction de variétés hybrides à hauts rendements, importées d’Amérique ou d’Europe.[9]

Le kif, une des seules opportunités économiques pour les petits producteurs du Rif

Pour les cultivateurs du Rif, une des régions les plus pauvres du pays, « le cannabis est une activité de survie mais aussi une ‘culture de résistance’ à la marginalisation économique et politique », selon Khalid Mouna et Kenza Afsahi.[10] Bien qu’interdite selon la loi, la culture du cannabis est ici tolérée par les autorités, pour maintenir une certaine forme de paix sociale dans une région réputée contestataire. Cultivé sur de petites parcelles, le kif fait vivre entre 90 000 et 140 000 foyers selon les sources, soit près de 2% de la population marocaine. [11] De par son sol appauvri et érodé, la zone est peu propice aux autres activités agricoles. Le cannabis apparait alors comme une des seules opportunités économiques viables, apportant des rendements nettement plus élevés par rapport à la culture d’alternatives légales, comme les céréales (12-46 fois moins lucratif) ou les olives (4-14 fois moins lucratif).[12]

Des conditions environnementales qui se dégradent à une vitesse alarmante

Au fil des années, les conditions environnementales se dégradent et nourrissent les tensions entre les cultivateurs du Rif. Certains craignent une « guerre de l’eau »[13]. L’introduction de semences hybrides, très gourmandes en eau, a en effet engendré une pression massive sur les ressources hydriques, avec des centaines de pompages illégaux qui drainent la nappe phréatique. « Nous sommes confrontés à une pénurie d’eau dans toute la zone à partir du mois de mai, alors que la région de Chefchaouen compte la pluviométrie la plus importante du Royaume » s’indigne Abdelilah Tazi. La pollution des sols et des nappes phréatiques par le recours intensif aux pesticides et engrais chimiques est un autre problème majeur. Abdelilah Tazi souligne ce contresens important : « notre région est celle qui consomme le plus d’engrais et de pesticides au niveau national, alors que la zone n’est pas productive sur le plan agricole »[14].

Le projet de loi n°13-21, « de nombreux bénéfices attendus »  

L’adoption finale, en juin 2021, du projet de loi n°13-21 sur les usages licites du cannabis, « à des fins médicales, pharmaceutiques et industrielles » nourrit de grands espoirs, mais soulève aussi des questions quant aux impacts réels sur les petits producteurs. Le projet de loi vise à « reconvertir les cultures illicites destructrices de l'environnement en activités légales durables et génératrices de valeur et d'emploi ». Il prévoit l’instauration d’une « Agence nationale de réglementation des activités relatives au cannabis », chargée de délivrer les autorisations pour toutes les activités liées au cannabis (culture, transformation, commercialisation, exportation etc.). Les agriculteurs, organisés en coopératives, devront conclure des contrats de vente avec des sociétés ou personnes morales régies par le droit marocain (y compris d’autres coopératives d’agriculteurs) pour la transformation et la commercialisation de leurs produits. Le texte vise par ailleurs à réduire l’impact négatif sur l’environnement, à travers certaines mesures comme la délimitation des zones de cannabiculture, le respect d’un nombre maximal de cycles agricoles, la rotation culturale et le respect de la législation en vigueur concernant l’usage des engrais et des pesticides. De plus, seule la culture de semences certifiées par l’Agence sera tolérée, ce qui exclura les semences OGM aujourd’hui largement utilisées.

« Avec cette loi de nombreux bénéfices sont attendus : réintégration sociale des agriculteurs, amélioration de leurs revenus, pratiques culturales plus durables et projets de développement des régions du nord », selon la sociologue Kenza Afsahi.[15] Pour Mounir El Bouyoussfi, directeur général de l’Agence pour la promotion et le développement du nord, le projet de loi permettra aussi d’apporter plus de sécurité aux agriculteurs, qui sont aujourd’hui « exposés aux risques de poursuites judiciaires, d’emprisonnement, de problèmes sociaux, de violence, de peur, d’absence de stabilité et de sécurité familiale, et de pauvreté»[16].

Des barrières d’entrées importantes pour les petits producteurs sur le marché du cannabis thérapeutique

Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, la légalisation pourrait permettre aux cultivateurs de percevoir 12% du chiffre d’affaires final dans le circuit légal, contre 4% actuellement dans le circuit illégal. Beaucoup d’acteurs locaux sont, quant à eux, plus sceptiques sur les retombées de la légalisation. « Tout ce qui va changer du point de vue des acteurs locaux, ce sont les formes d’exploitation »[17] relate Khalid Mouna. Selon lui, les petits cultivateurs craignent qu’après avoir été sous le joug des trafiquants, ils seront maintenant « contraints de vendre leur marchandise à des prix dérisoires à des multinationales ».[18]

La comparaison internationale montre qu’en effet, dans la plupart des pays ayant récemment légalisé certains usages du cannabis, les petits cultivateurs, jusqu’alors marginalisés et criminalisés, font face à de nombreuses barrières administratives et juridiques à l’entrée de ces marchés. La conquête et la protection de nouveaux espaces commerciaux sont en fait très rudes, surtout sur les marchés de cannabis très compétitifs et industrialisés en Europe, en Amérique du Nord et en Chine. Selon l’institut de recherches néerlandais Transnational Institute, sans politiques de discrimination positives visant à abaisser les barrières d’entrée pour les petits producteurs (ou au contraire, à élever les barrières pour des grandes entreprises), c’est « la subsistance de millions de petits cultivateurs » qui est mise en péril à l’international.[19] Par ailleurs, comme pour la plupart des produits agricoles, c’est surtout la transformation du cannabis qui permet de créer de la valeur ajoutée. Pour Abdelilah Tazi, il est impératif que les unités de transformation soient installées au niveau local, pour absorber la main d’œuvre qui travaillait dans la cannabiculture et permettre le développement économique de la région : « Si on délocalise la transformation, ça va laisser les zones dans le même état que maintenant ».

Peu de débouchés sur les marchés européens, mais des opportunités sur le marché africain, selon le sociologue Khalid Mouna

Une autre question est celle de savoir sur quels marchés les produits marocains pourront trouver des débouchés. Le gouvernement mise sur un marché mondial en plein essor, avec des prévisions de croissance annuelle autour de 60% en Europe et 30% au niveau international. Selon le chercheur Khalid Mouna, cependant, « le marché européen est verrouillé ». Selon lui, les marchés européens et nord-américains sont fermés sur eux-mêmes, tout comme le marché israélien. Ces pays privilégient souvent la production sur place, sous serre, à des contrats avec des coopératives d’agriculteurs dans les pays historiques de cultivation, et interdisent parfois même l’importation de cannabis ou de CBD (cannabinoide aux propriétés anxiolytiques). Selon le chercheur, le Maroc gagnerait plus à s’orienter vers le marché africain, avec des économies en pleine émergence, et où peu de pays disposent à ce jour d’une industrie pharmaceutique nationale : « L’unique marché pour le Maroc, ce sera l’Afrique. L’avenir, c’est l’Afrique ».

De fait, la légalisation du cannabis thérapeutique prévue dans le projet de loi ne pourra couvrir qu’environ 10% de la production, selon certaines estimations.[20] Dans ce sens, les deux marchés, légal et illégal, devront exister en parallèle, ce qui rendra le processus « long et complexe » selon la sociologue Kenza Afsahi.

Une opportunité pour un développement territorial qui profite du cannabis

La démarche enclenchée par l’Etat ne résoudra peut-être pas tous les problèmes. Elle ouvre cependant des possibilités pour les petits agriculteurs qui souhaitent sortir de l’illégalité en profitant de la demande croissante pour les produits thérapeutiques à base de cannabis au niveau mondial. Une économie du cannabis licite, si elle est accompagnée par les bonnes politiques publiques, peut contribuer au développement des zones rurales. Il est possible, par exemple, de miser sur un développement territorial qui inclut différents secteurs autour de la production de cannabis, comme l’agriculture et la médecine, mais aussi le tourisme, la santé et le bien-être, l’industrie du textile, la recherche etc. Les possibilités politiques d’orienter le nouveau marché légal vers plus de justice sociale et d’inclusion sont multiples (favorisation de coopératives de producteurs, restriction sur la propriété et les investissements étrangers, quota sur un pourcentage minimum de cannabis provenant de petites exploitations, taille maximale de l’exploitation, prix de vente minimum, régulation à travers des licences, etc.) [21], à condition qu’il y ait une forte volonté politique de l’Etat. Compte tenu des cadres juridiques très réglementés dans lesquels la production et la commercialisation du cannabis sont actuellement organisées, la marge de manœuvre pour modeler les marchés à travers les politiques publiques est importante. Enfin, la légalisation du cannabis à des fins thérapeutiques, et les politiques de contrôles et d’accompagnement qui y sont liées, nourrissent des espoirs importants pour renverser la tendance actuelle de destruction de l’environnement, et garantir une meilleure gestion des ressources hydriques ainsi que la préservation de la biodiversité de la forêt rifaine.

Image retirée.

Source de l’image: Transnational Institute (TNI) (2021): A Sustainable Future for Cannabis Farmers – “Alternative Development” Opportunities in the Legal Cannabis Market, p.41.

 

 

[1] Entretien avec Abdelilah Tazi, Président de l’Association Talassemtane pour l’Environnement et le Développement (ATED)

[2] Selon Mounir El Bouyousfi, cité par : Ndoye, Mariama (2021). « Culture légale du cannabis : le nord du Maroc se prépare ». Article publié dans : Les Inspirations Eco.ma, le 19/03/2021.

[3] Transnational Institute (TNI) (2021): A Sustainable Future for Cannabis Farmers – “Alternative Development” Opportunities in the Legal Cannabis Market, p.10.

[4] Afsahi, Kenza et Mouna, Khalid (2020) : La légalisation du cannabis – Une ethnographie d’un débat politique dans le Rif du Maroc. Anthropos, Revue Internationale d’Ethnologie et de Linguistique, 115.2020/2, p. 443.

[5] Nations Unies Office contre la drogue et le crime ; Royaume du Maroc. Maroc : Enquête sur le cannabis 2003. Lien : https://www.unodc.org/pdf/publications/morocco_cannabis_survey_2003_fr.pdf

[6] Transnational Institute (TNI) (2021), p.41.

[7] Nations Unies Office contre la drogue et le crime ; Royaume du Maroc. Maroc : Enquête sur le cannabis 2003.

[8] Entretien Khalid Mouna

[9] Transnational Institute (TNI) (2021): A Sustainable Future for Cannabis Farmers – “Alternative Development” Opportunities in the Legal Cannabis Market.

[10] Afsahi, Kenza et Mouna, Khalid (2020) : La légalisation du cannabis – Une ethnographie d’un débat politique dans le Rif du Maroc. Anthropos, Revue Internationale d’Ethnologie et de Linguistique, 115.2020/2, p. 444.

[11] Le rapport de UNODC de 2005 parle de 90 000 foyers, alors que d’autres études parlent de 140 000 foyers. Voir : Transnational Institute (TNI) (2021).

[12] Transnational Institute (TNI) (2021): p.41.

[13] Kadiri, Ghalia (2021). « Au Maroc, les petits cultivateurs de marijuana craignent d’être les perdants de la légalisation ». Article paru dans : Le Monde, le 02.08.2021.

[14] Entretien Abdelilah Tazi

[15] Verdier, Marie. « Le Maroc veut légaliser les cultures de cannabis ». Article publié dans La Croix, le 28/05/2021. Lien : https://www.la-croix.com/Monde/Le-Maroc-veut-legaliser-cultures-cannabis-2021-05-28-1201158202    

[16] Ndoye, Mariama (2021). « Culture légale du cannabis : le nord du Maroc se prépare ». Article publié dans : Les Inspirations Eco.ma, le 19/03/2021. https://leseco.ma/maroc/culture-legale-du-cannabis-le-nord-du-maroc-se-prepare.html

[17] Afsahi, Kenza et Mouna, Khalid (2020), p.443.

[18] Idem.  

[20] Kadiri, Ghalia (2021). « Au Maroc, les petits cultivateurs de marijuana craignent d’être les perdants de la légalisation ». Article paru dans : Le Monde, le 02.08.2021

[21] Voir: Bewley-Taylor, David ; Jelsma, Martin; Kay, Sylvia (2020): Cannabis Regulation and Development: Fair(er) Trade Options for Emerging Legal Markets. International Development Policy, Drug Policies and Development.