Les migrations sont connues pour leur caractère transfrontalier, complexe et dynamique. Le Maroc étant un espace migratoire distinctif, où plusieurs tendances migratoires peuvent être décryptées ; cela lui impose la réorientation constante de sa politique migratoire en fonction de ses intérêts stratégiques et des dynamiques de ses environnements proches.
Commencer par rappeler le caractère naturel des migrations internationales est essentiel, souvent ignoré par plusieurs acteurs de la migration par choix ou par défaut cette abstraction peut avoir des effets controversés surtout si elle est faite par les médias renforçant ainsi les préjugés sur les migrants, par le décideur politique (impactant le processus de façonnement des politiques publiques ; migratoires en particulier). Ou même par les chercheurs qui prétendent trouver comment « arrêter » les flux migratoires.
Ceci étant, si la mobilité humaine est en elle-même un phénomène naturel il est évident que la gouvernance de cette mobilité et sa régulation se révèlent complexes particulièrement à l’ère de la mondialisation. Ce constat renvoi à une question cruciale. En effet, si les flux financiers, le commerce et l’échange des biens sont encouragés au nom du libéralisme pourquoi la mobilité des personnes est-elle considérée si problématique ?
A chaque fois que la migration est abordée le concept de sécurité en suit, pour comprendre cette intersection il faut tout d’abord remonter au fondement théorique de ce lien pour pouvoir nuancer le sens qu’on donne à la sécurité ; de quelle sécurité parle-t-on ?
Migration et sécurité : la sécurité de qui ?
Migration et sécurité nationale : le contrôle au nom de la souveraineté Etatique
Parler de sécurité impose tout d’abord d’expliciter ce concept qui bien que couramment utilisé reste ambigu d’abord parce que sa définition varie en fonction de l’unité d’analyse étudiée ; individu, Etat, région, globe et également parce qu’il s’agit d’un concept qui est susceptible d’être connoté idéologiquement[1].
Dans cette partie nous nous intéresserons à la sécurité nationale qui selon Helga Haftendorm est « le produit direct de l’institutionnalisation progressive de l’Etat souverain depuis le XVIIe siècle »[2] . Pour Giacomo Luciani la sécurité nationale se définit comme étant « la capacité de résister à toute agression étrangère » ce qui implique pour l’Etat la défense et la quête de la puissance. D’ailleurs, c’est ce qui fait que la notion de sécurité nationale est très souvent assimilée à la sphère politico-militaire c’est en réalité la sectorisation du concept qui l’étend à la sécurité sociale, la sécurité économique ou encore la sécurité environnementale.
Au niveau des politiques migratoires, des discours politiques et des médias les deux composantes migration et sécurité sont souvent concordées de manière négative pour mettre en relief une équation xénophobe assimilant le migrant au danger et donc à l’insécurité, c’est la sécurisation du phénomène migratoire.
La sécurisation ou ‘securitization’ est un concept qui a été développé dans le cadre de l’école de Copenhageue par Ole Waever et Barru Buzan pour désigner « le processus discursif et performatif par lequel une question ne relevant pas de la sphère de la sécurité devient une question de sécurité » ce qui veut dire que la sécurisation de la migration résulte plus d’une construction sociale subjective qu’une réalité objective (Batistella, 2006) En effet, elle est le résultat direct de la politisation qui place l’immigré au centre des débats politiques instrumentalisant ainsi sa perception en fonction des agendas électoraux. Ensuite, ces discours nourrissant une phobie à l’encontre des migrants (en parlant d’invasion migratoire comme fut le cas lors des débarquements des migrants à Lampedusa en 2013) poussent à la dégénération d’une vraie « hystérie »[3] et une obsession des migrants qui ne peut qu’aboutir aux façonnements de politiques policières et répressives dont le but ultime est le contrôle des frontières.
Comme a déjà été souligné, cette construction sociale subjective qui consacre la « dangerosité » des migrants n’a pas de preuve empirique, relier dans l’absolue migration et criminalité est impertinent. D’ailleurs, les discours populistes anti-migratoires se référent rarement aux statistiques pour appuyer leurs allégations. Ils nourrissent et se nourrissent de mythes et de préjugés qu’il est temps de démythifier.
En outre, il faut préciser que cette approche sécuritaire des migrations qui est théoriquement dominante est essentiellement occidentale, l’approche des migrations dans l’hémisphère Sud par exemple est différente sachant que contrairement aux idées reçues les flux migratoires qu’ont et qu’accueillent les pays du Sud sont plus significatifs de leurs quantité et qualité mais aussi plus contraignante étant donné la situation économique et la capacité d’absorption de ces flux par les Etats d’accueil.
A titre indicatif, « 86% des réfugiés dans le monde sont accueillis dans les pays en voie de développement »[4] et la Turquie est le pays qui compte le plus grand nombre de réfugiés, suivi par le Pakistan, le Liban et l’Iran[5].
Migration et sécurité humaine
Si on suppose que la politisation et l’ultra-sécurisation du phénomène migratoire résultent d’une volonté de préserver la sécurité nationale, vérifier cette supposition nous oblige à remonter à l’état des lieux d’avant les années 90. Sachant que le mouvement des populations est antique. Des études à l’instar de celle faite par Torpey (2000) sur l’histoire de l’émergence des passeports démontrent que « le passeport n’est pas une invention du début de 20ème siècle, mais remonte à une ère plus ancienne »[6] ce qui démontre que la surveillance des mobilités humaines sur les territoires a toujours été une préoccupation de l’Etat, ainsi, les restrictions à la mobilité que nous rencontrons de nos jours ne sont que des outils innovés et plus restrictives issue d’une même logique et un même objectif exprimant « the statness of states »[7] .
Bien évidemment, l’Etat en tant qu’instance et que garant des droits de ses nationaux a le droit si ce n’est le devoir de surveiller la mobilité sur son territoire en toute légitimité, la vraie question qui se pose est jusqu’où ce contrôle reste légitime ? et quelles sont les limites du contrôle ?
Les dispositifs internationaux sur les droits de l’Homme en général et les droits des migrants en particulier semblent y apporter la réponse. Cependant, les exactions des droits de l’homme et les drames que rencontrent les migrants particulièrement ceux en situation irrégulière au cours de leur passage vers l’Europe attestent du gap qui existe entre les textes juridiques et la réalité du terrain.
C’est cet état alarmant et ce contraste entre préservation de sécurité nationale et protection des droits de migrants qui a préconisé la nécessité de remplacer le concept de sécurité nationale par celui de sécurité humaine, étant donné que cette dernière offre un cadre plus général et éthique qui dépasse la conception westphalienne de l’Etat et prêche une approche pluraliste qui intègre les droits humains dans l’image.
En effet, la sécurité humaine renvoie à une notion très importante qui est celle de la « sécurité commune »[8] qui reconnaît l’interdépendance du monde et affirme que le fait de porter atteinte à la sécurité de l’autre hypothèque la sécurité de soi, d’où l’importance du dialogue et de la tolérance entre les identités pour éradiquer la xénophobie et célébrer l’enrichissement interculturel, et la nécessité de placer la dignité de l’être humain au centre des politiques notamment migratoires.
Maintenant que nous avons dressé brièvement le fondement théorique de l’intersection entre migration et sécurité il semble très pertinent de s’intéresser à la gouvernance migratoire dans le contexte marocain. Comment peut-on qualifier la politique migratoire actuelle du Maroc ?
La gouvernance migratoire au Maroc : entre préoccupations sécuritaires et intérêts stratégiques
Point de jonction entre le continent africain et européen la position géostratégique du Maroc a fait de lui un espace d’émigration et de transition par excellence vers l’Europe et ce avant qu’il devienne à son tour un pays de destination et d’accueil. Cette évolution du contexte et du statut migratoire lui impose d’adapter son cadre réglementaire et institutionnel pour répondre aux nouvelles donnes migratoires mais aussi aux dynamiques régionales et internationales qui l’impactent.
D’une conception sécuritaire du phénomène, largement alignée aux politiques européennes restrictives d’immigration, l’adoption par le Maroc de la stratégie nationale d’Immigration et d’Asile a été et est désormais perçue comme un tournant dans la gouvernance du phénomène migratoire aux niveaux national et régional.
Avant l’adoption de la SNIA, la loi 02-03 était la base unique et axiale de la politique migratoire du Maroc, ses dispositions traduisent les préoccupations de l’époque et incarnent une conjoncture internationale qui privilégie la dimension sécuritaire à celle des droits humains. En effet, l’adoption de cette loi intervenait dans un contexte où les politiques migratoires répressives au sein de l’Union Européenne se multipliaient et où l’externalisation des frontières était de mise.
Les effets de l’externalisation des frontières européennes et de la répression des flux migratoires ont conduit à ce que le Maroc devient un pays d’installation et d’accueil par défaut Ainsi, faisant face à une présence de plus en plus importante de personnes migrantes sur son territoire, le Maroc a entrepris l’adaptation de sa politique migratoire en adoptant le 18 décembre 2014 la SNIA.
Le constat est que si depuis l’adoption de la SNIA le Maroc semble porter un discours positif et humaniste sur la gouvernance des migrations. Néanmoins, le cadre légal en la matière demeure la loi 02-03 qui appartient à une ère à conception sécuritaire de la migration. De ce fait, la présence parallèle de ces deux cadres nous pousse à s’interroger sur le modèle de gouvernance migratoire qu’adopte le Maroc. Sommes-nous dans la sécurisation ou la dé-sécurisation des migrations ? ou s’agit-il d’une posture propre au Maroc qui dans ce cas adopte un mode de gestion hybride qui allie deux rhétoriques en fonction de ses préoccupations sécuritaires et stratégiques ?
Suite à des échanges semi-directifs avec des personnes qui travaillent sur le terrain, quelques éléments de réponse ont été relevés.
D’abord, pour comprendre l’état des lieux actuel il faut saisir les soubassements et l’évolution de la gouvernance migratoire au Maroc. Mr. Hassane Ammari nous parle de trois phases essentielles ; la première c’est la phase s’étalant entre 1998 et 2013 qui a été largement imprégnée par l’aspect sécuritaire et les conditions difficiles auxquels les personnes migrantes ont été affrontés c’est d’ailleurs dans cette optique que plusieurs organisations tels MSF, l’AMDH, Migreurop, EuroMed Rights qui faisaient le suivi de cette situation publiaient des rapports pour sonner l’alarme sur cette situation humanitaire difficile. Et c’est suite à ces rapports et à la publication d’un rapport du CNDH sur la situation des personnes migrantes et réfugiées au Maroc que les orientations royales ont été émises pour l’élaboration de la stratégie nationale d’immigration et d’asile qui fut adoptée par la suite.
C’est le passage à la deuxième phase qui s’est principalement caractérisée par les opérations de régularisations qui ont permis de réguler la situation de plusieurs personnes migrantes en particulier les femmes et les mineurs qui ont bénéficié de quelques assouplissements au niveau des procédures.
Ces opérations de régularisation outre les projets pilotes qui ont été lancés en collaboration entre les ministères, les organismes Etatiques comme l’ANAPEC, l’OFPPT, l’Entraide Nationale ou encore les agences de développement et les opérateurs du secteur privé et associatif attestait d’un volontarisme politique et d’une vision.
C’est en vue de ces gains que la société civile considère l’adoption de la SNIA comme un acquis « Maksab » du travail et du combat associatif de la première phase.
La troisième phase correspond à celle d’après 2017-2018, c’est le temps où la procédure de régularisation s’est complexifiée et où les cartes de séjour des personnes qui ont été régularisées ont expiré et dans laquelle une grande partie qui incapable de renouveler ses papiers dus à la bureaucratie et la complexité des procédures s’est rapidement retrouvée dans la clandestinité et donc un retour en arrière s’opère. C’est la phase de la régression.
Selon notre même interlocuteur, les avancements ne peuvent être niés notamment en ce qui concerne l’accès à la santé, l’enseignement etc. « il y a des acquis mais selon mon évaluation personnelle du terrain l’approche sécuritaire est toujours là, on est en présence de deux rhétoriques » l’on conclue que si la SNIA s’inscrit dans un discours humaniste et progressiste des migrations. Toutefois, la pratique montre qu’il y a des limites et des défis qui contrent cette intégration effective et qui affirment un déphasage entre le texte et la pratique entravant ainsi la réalisation complète des objectifs initialement tracés par la SNIA.
Les obstacles sont multiples et peuvent être classés de différentes manières nous citerons entre autres, la pullulation des associations dans le domaine de la migration qui s’est opérée parallèlement au contexte de l’adoption de la SNIA mais aussi de présence importante de bailleurs de fonds en la matière, cette pullulation n’est pas sine qua non d’efficacité, d’abord, car il est courant que le moteur ultime soit le profit des fonds qui ont été massivement injectés notamment dans la région orientale. mais également parce que le manque de synergie et de coordination entre ces associations impacte négativement le travail sur cette thématique.
Parmi les autres failles qui ont été soulevées réside le questionnement sur le rôle des collectivités territoriales et des élus dans la situation des personnes migrantes ; dans la défense des droits mais aussi dans l’amélioration des conditions de vie de cette catégorie.
En outre, la problématique de formation et de renforcement des capacités du personnel associatif mais aussi des autorités (police, tribunaux, administrations etc.) en ce qui concerne les droits de l’homme et l’accompagnement de personnes migrantes reste posée. Ce volet est d’une importance primordiale car à titre d’exemple une assistante sociale qui ne reconnaît pas que chaque migrant a une spécificité ne saura pas l’appuyer adéquatement. En effet, si le personnel en question n’arrive pas à faire le distinguo entre un projet humanitaire et un projet lucratif d’une entreprise, le rendu ne sera pas le même et l’appui aux personnes migrantes ne sera pas garanti, le manque de formation et de conscience peut même donner lieu à des actes discriminatoires engendrant ainsi un contre effet.
La persistance de la loi 02-03 est considérée comme un obstacle majeur car elle ne s’aligne ni avec la SNIA ni avec les engagements internationaux du Maroc en matière des droits de l’Homme et de protection des droits des migrants, selon notre interlocuteur Mr. Ammari « la loi 02-03 est désormais dépassée, c’est une loi sécuritaire qui est intervenue dans un contexte particulier avec des défis spécifiques, le contexte actuel est différent d’où le besoin d’avoir un cadre légale qui est compatible avec les besoins du terrain mais aussi avec la constitution de 2011 et les engagements internationaux du Maroc » dans la même lignée Mr. Said Tbel parle du « besoin de consacrer une reconnaissance explicite des droits des personnes migrantes par la loi et d’avoir une politique claire et unifiée qui prêche le dialogue social sur les migrations » Ainsi, une éventuelle réforme de la loi 02-03 incarnera l’outillage de la SNIA.
Par ailleurs, le besoin d’avoir le soutien de l’Etat dans le travail de terrain a été constamment soulevé, la responsabilité des collectivités territoriales dans l’opération des diagnostics et des cartographies sur la situation des migrants est cruciale pour comprendre les réalités du terrain, tracer l’évolution des dynamiques migratoires et permettre une évaluation du progrès par la suite.
La volonté politique est en toute évidence l’élément déclencheur de tout changement, toutefois, c’est la synergie entre les associations puis entre ces dernières et les institutions de l’Etat, en termes de partage d’information et de coordination d’actions qui peut créer la différence sur le terrain car si les orientations d’une stratégie migratoire se basent sur une approche centralisée Top-Down, dans sa mise en œuvre elle dépend d’une approche Bottom-Up où plusieurs acteurs sont amenés à concerter ; les acteurs publics, la société civile, le secteur privé et les individus (les nationaux et les migrants eux-mêmes).
La nécessité d’un nouveau cadre légal pour remplacer la loi 02-03 est en urge pour avoir une politique claire avec un discours référentiel unifié ni une gestion hybride ni double rhétoriques, où les objectifs tracés par la SNIA trouvent des outils et des mécanismes solides pour leurs concrétisations.
Par ailleurs, en dehors des défis internes, les enjeux externes de la question migratoire demeurent décisifs de la réussite ou de l’échec de cette politique migratoire sur le long terme ; l’attitude européenne, l’agenda africain, les tendances internationales sont toutes des composantes influentes et déterminantes de l’avenir de la gouvernance migratoire au Maroc.
[1] Balzacq, T. (2004). La sécurité : définitions, secteurs et niveaux d’analyse. fédéralisme régionalisme disponible sur : https://popups.uliege.be/1374-3864/index.php?id=216#ftn13
[2] ibid
[3] De Haas, H. (2014). Human migration: myths, hysteria and facts. Inauguratie.
[4] Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, UNHCR 2013 Global Trends Report, 20 juin 2014, p.2 in Cuozzo, M. (2015). La migration vers l’Europe : un enjeu sécuritaire. Causes et conséquences des politiques migratoires européennes sur les migrants (University of Geneva).
[5] https://www.aa.com.tr/fr/monde/dix-pays-accueillent-plus-de-la-moitié-des-réfugiés-dans-le-monde/738647
[6] La version originale en anglais dispose « Torpey shows that the passport was not an invention of the early 20th century, but of a much earlier era ». Source: Truong, T. D., & Gasper, D. (Eds.). (2011). Transnational migration and human security: The migration-development-security Nexus (Vol. 6). Springer Science & Business Media. P. 16
[7] ibid
[8] Truong, T. D., & Gasper, D. (Eds.). (2011). Transnational migration and human security: The migration-development-security Nexus (Vol. 6). Springer Science & Business Media. P. 31