« Le Petit Prince ». Voici le surnom que les habitants de la Terre m’ont donné. Ils disent que c’est le personnage principal d’un roman d’Antoine de Saint-Exupéry. Je ne voyais pas le rapport, avant qu’ils ne m’expliquent que ce personnage voyageait de planète en planète. Mais ce n’est pas pareil ! Certes, je n’arrête pas de voyager, mais je ne voyage pas seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps…
Je suis un extragalactique, j’ai effectué plusieurs missions de suivi du déroulement naturel des planètes et des étoiles, ainsi que de l’homogénéité du système en question dans plusieurs galaxies. Tous les deux mille ans, je visite une planète pour accomplir ma tâche d’observation, d’évaluation et d’accompagnement si cela est nécessaire. J’ai aussi la possibilité de me transformer en tout ce que à quoi je pense afin de faciliter ma mission et d’être accepté parmi les habitants de chaque planète. Nous, extragalactiques, avons pour tâche de protéger le système planétaire et, pour ce faire, chacun de nous s’occupe d’une planète.
Actuellement, je suis en mission dans une des galaxies que j’ai particulièrement aimée lors de ma dernière visite, il y a de cela quelques millions d’années : la Voie lactée.
J’avais été attiré par-dessus tout par le système solaire dans le Bras d’Orion, à 8 000 parsecs du centre de la galaxie. Huit planètes qui gravitent toutes autour d’une étoile, 200 et quelques satellites (241 pour être précis), qui tournent eux-mêmes autour des planètes, sans oublier les astéroïdes qui couvrent son horizon… J’avais éprouvé un sentiment de satisfaction extrême à contempler une telle scène. J’ai aussi visité une de ces huit planètes, que ses habitants appellent la Terre. Une planète très attirante, avec sa belle robe bleue, marron, verte et blanche. Une planète avec des rivières et des fleuves, des forêts et des océans, des animaux de toutes sortes, qui entretiennent les uns avec les autres une multitude de relations : certaines sont de l’ordre de la prédation, comme entre le lion et le zèbre, ou du parasitisme, comme entre le moustique et l’être humain. Il y a aussi des relations positives, comme la symbiose entre un champignon et une algue verte, comme la coopération entre l’abeille et la fleur… Tout cela crée une biodiversité exceptionnelle. Tous mes amis qui ont eu des missions dans cette galaxie sont, sans exception, du même avis que moi : cette planète est la perle de cet univers.
Pour mieux la comprendre et l’explorer, j’avais décidé de prendre l’apparence de ses habitants. J’avais endossé tour à tour l’aspect d’un requin, d’un kangourou, d’un aigle et enfin d’un être humain.
Sous la forme d’un requin, j’avais nagé librement dans les océans clairs et propres, qui représentaient environ 70 % de la surface de la planète. J’étais allé aux quatre coins des océans, où j’ai vu l’Alburnos et le Féra de Leman, une infinité de poissons qui vivaient paisiblement dans les mers profondes.
En prenant la forme d’un kangourou, j’avais sauté, couru, marché dans les forêts vertes, où j’avais côtoyé là aussi plusieurs espèces d’animaux. Tous ensemble dans un écosystème intégré.
Ensuite, j’avais vécu dans le ciel. Là, il y avait des nuages tantôt blancs, tantôt gris qui fournissaient de l’eau aux plantes pour vivre, et des milliers d’oiseaux.
Tous ensemble constituaient ce monde merveilleux.
Enfin, je m’étais fait Homme et m’étais intégré à leur société pour les comprendre. Les êtres humains étaient intelligents, respectueux de la nature et, c’est le plus important, ils avaient une conscience. Ils nageaient, ils marchaient, ils couraient mais ne volaient pas. Ils exploitaient la nature pour vivre mais avec une modération qui rendait possible, comme ils l’expliquaient, la continuité de la vie sur la terre. J’avais bien aimé cette mentalité et m’étais rendu compte qu’avec eux, la Terre continuerait d’être un écosystème intégré et complet. Du coup, je pensais que ce n’était pas la peine de venir tous les deux mille ans.
Vingt mille ans plus tard, me voilà de nouveau en route vers cette galaxie, ce système solaire, cette planète. J’ai toujours été enthousiaste à l’idée d’y revenir et suis impatient d’y arriver. Je l’aperçois déjà de loin – comment pourrais-je ne pas la reconnaître alors qu’elle est la plus belle de son entourage ? Je passe rapidement en revue l’ensemble de la galaxie avant de m’avancer vers le système solaire. C’est une mission, je le sais, mais j’aime pour finir passer un peu de temps sur Terre pour profiter de sa nature, de sa biodiversité et de ses océans.
« Bonjour, belle Voie Lactée », dis-je, tout sourire, en arrivant. Je commence ma mission de vérification pour voir si tout fonctionne comme il faut. Tout est en mouvement dans une homogénéité parfaite. Voici le temps de ma dernière étape, au « Bras d’Orion », un endroit qui suscite mon enthousiasme. Je n’ai de pensée que pour la Terre et suis impatient.
Ah ! La voici ! Mais qu’est-ce que c’est que ce trou dans la couche d’ozone stratosphérique ! Que s’est-il passé ici ?
Y a-t-il eu une attaque d’extra-terrestres ? Où est la blancheur qui recouvrait une si grande surface de cette planète ? Et pourquoi le vert a-t-il perdu de son intensité ? Qu’arrive-t-il à la perle de l’univers ?
Il faut que je descende pour le découvrir. L’esprit perturbé, je décide de prendre les mêmes formes que lors de ma première visite.
Je commence par le requin. Les océans sont sales, envahis de plastiques et de déchets. Et les poissons de toutes les espèces que j’avais vus, où sont-ils ? Leur nombre a beaucoup diminué… Perplexe, je constate que le niveau de l’eau s’est considérablement élevé, est-ce normal ? Où trouver des réponses ?
Prendre la forme d’un kangourou m’en apportera-t-il ? Je me transforme alors et ne comprends pas plus. Peut-être n’ai-je pas pris la bonne direction, parce que je ne vois plus d’arbres ni de forêts. J’ai pourtant bien compté le nombre de planètes et celui des satellites ! Non, je suis bien sur Terre… Mais ce que mes yeux voient n’est du tout pas normal ! Où sont les arbres ? Qui les a coupés ? Pourquoi des forêts entières sont devenues des surfaces noires, comme s’il y avait eu des incendies ? Où est le Quagga ? Le lion de l’Atlas ? Le dodo ? Encore tant de questions sans réponses…
Je pense que si je voyais la Terre du ciel, je comprendrais. Je me change donc en aigle. Et c’est le choc. Une terre sans arbres, sans forêts, avec plus d’eau dans les océans et moins de neige au sommet des montagnes et des banquises… La chaleur a augmenté incroyablement. La sécheresse s’est propagée sur l’essentiel de la surface terrestre. Ni les poissons, ni les animaux, ni les oiseaux n’ont pu me donner une explication qui fasse sens. Qui pourrait m’aider à trouver les causes de ces transformations radicales ? Ah oui ! J’ai bien connu les habitants conscients, les êtres humains. Ils ont toujours défendu leur planète, étaient intelligents et respectueux de leur environnement. Sont-ils en train de chercher des solutions pour préserver leur Terre ? Ce dont je suis sûr, c’est que c’est auprès d’eux que je vais trouver les réponses à toutes mes questions.
Je me change donc en Homme. Mais chez eux aussi, tant de choses ont changé ! Ils ont fabriqué des usines démesurées, des bateaux de pêche énormes, des voitures, des avions, des satellites et des armes nucléaires et plein d’autres choses… Mais pourquoi font-ils tout cela ? Ne savent-ils pas que ces machines génèrent des gaz à effet de serre qui réchauffent considérablement la Terre ? Ne savent-ils pas que cela va bouleverser le processus parfaitement homogène de la nature ? Dois-je leur expliquer que le réchauffement climatique va causer la fonte des banquises et des glaciers, et que cela fera monter le niveau de l’eau de mer ? Dois-je leur faire comprendre que la pêche intensive, sans respect de la période de repos biologique des poissons cause la diminution de la quantité d’espèces, voire leur disparition ? Dois-je leur signaler que l’agriculture qui est à la base de leur nourriture est de plus en plus menacée ?
Mais quelqu’un qui a construit tout cela ne peut pas ignorer les processus basiques de fonctionnement de la planète. Il est impossible que ces êtres soient les mêmes ceux que j’ai rencontrés lors de ma première visite ! Je dois chercher la réponse. J’ai commencé par interroger tous ceux et celles que je rencontrais.
Je me suis d’abord rendu au bord d’une rivière, surpris, essayant de trouver des réponses. Non loin de moi, il y a une dame âgée avec sa petite chaise. Cinq minutes après son arrivée, la voilà qui se met à ranger ses affaires. Je lui ai demandé la raison pour laquelle elle partait, si elle n’appréciait pas le lieu.
« - En effet, ce n’est plus le même ! C’était mon coin préféré, c’est là où j’ai passé mon enfance. C’était plus vivant qu’aujourd’hui, plus naturel… Tout ce que vous voyez là était recouvert d’herbe, de fleurs et d’arbres fruitiers. À côté des champs, il y avait de l’eau claire qui coulait, et diffusait sa fraîcheur. Aujourd’hui… Quel malheur ! C’est pour cela je n’ai pas pu rester.
- Vous étiez donc là lors des beaux jours ? Moi aussi je les ai connus. Je n’étais pas revenu depuis longtemps et n’arrive pas à en croire mes yeux. Pourquoi tout cela ?
- Tout est clair, il n’y a rien à expliquer : quand l’Homme ne voit que son propre intérêt et ne s’intéresse à rien d’autre, c’est ce qui arrive. Toutes ces usines-là ont détruit la nature pour produire et gagner de l’argent. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils ne peuvent pas vivre avec toute cette pollution. C’est malheureux ! C’est malheureux ! »
Sur ces mots, elle est partie.
J’ai traversé la rivière en direction de l’usine qui se trouvait de l’autre côté, et me suis retrouvé devant un groupe d’hommes et femmes guidés par un jeune homme qui portait un gilet vert fluo à bandes baudrier double et un casque blanc. Je suis resté immobile un moment, à observer ce qui allait se passer. L’équipe s’est dispersée et chacun a repris sa tâche. Le jeune homme m’a remarqué et s’est dirigé vers moi. « Avez-vous besoin de quelque chose ? », m’a-t-il demandé. « Je cherche à comprendre ce qui se passe ici et pourquoi vous portez cet uniforme », ai-je répondu. Il a souri. « C’est mon uniforme de travail. Je suis ingénieur. Ici, à l’usine, nous essayons d’améliorer notre manière de travailler en prenant en considération la protection de l’environnement. Ce sont des petits gestes mais ils ont un grand effet. Par exemple, nous avons pensé à développer notre mode de recyclage : réduire les emballages, utiliser les nouvelles technologies et sensibiliser le personnel et nos partenaires… La planète a besoin de nous et nous avons besoin d’elle aussi ! »
Et c’est là que j’ai compris que, pour quelques-uns, l’humanité avait perdu son sens depuis longtemps. Au contraire, d’autres m’ont donné espoir en montrant qu’il était possible de rendre à la perle de l’univers son éclat : des gens sérieux, jaloux du bien-être de leur planète, conscients de ce qui s’y passe, et prêts à reconstruire leur Terre telle qu’ils l’ont connue.
J’avais prévu de me métamorphoser une dernière fois pour retourner chez moi, mais y ai renoncé. Je reste ici pour toujours, pour aider, tant que je peux, ces gens à rendre à leur planète son sourire.