Trempé de sueur, il court à perdre haleine dans les terrains vagues et rougeâtres, situés près du village. Ce qu’il vient de voir lui a flanqué la peur de sa vie. Pourtant familier des récits de fantômes, de Lalla Aïcha et de l’effrayant Bou3ou, l’enfant hurle comme il ne l’a jamais fait. Il hurle devant l’atrocité de l’avenir que l’Homme se prépare. Car désormais, pour la Terre, le compte à rebours est enclenché.
Trempé de sueur, il court à perdre haleine dans les terrains vagues et rougeâtres, situés près du village. Ce qu’il vient de voir lui a flanqué la peur de sa vie. Pourtant familier des récits de fantômes, de Lalla Aïcha et de l’effrayant Bou3ou, l’enfant hurle comme il ne l’a jamais fait. Il hurle devant l’atrocité de l’avenir que l’Homme se prépare. Car désormais, pour la Terre, le compte à rebours est enclenché.
Le village n’est qu’une banale localité qui longe le bassin d’Agadir. Pas d’enseignes, pas de drapeaux et aucune présence de l’État. Mais depuis longtemps, des rumeurs concernent la découverte d’un champ pétrolifère et gazier important près des Hauts-Plateaux, non loin. La saison de la récolte des fruits de l’arganier a commencé et, avec elle, les conversations mondaines, souvent empressées des villageois. Le douar tire ses couleurs d’un hiver humide et d’un soleil de plomb. Tout comme ses habitants, l’air est morose, lourd et sec. Pas d’issue pour cette population paria, déscolarisée, isolée au-delà des montagnes, qui n’a d’autre choix que de se tourner vers le seul domaine où chaque homme est sur un pied d’égalité : l’agriculture.
Hmed est fils de paysans, fruit d’un mariage arrangé, comme souvent dans sa région natale. À 8 ans, l’enfant se déplace rarement avec un but ou une destination en tête. Pour son père, l’Homme est né pour marcher. Comme lui, le garçon marche donc pour flâner et dépenser son énergie débordante. Il est aussi rêveur. Si rêveur qu’un jour sa mère lui a même assené : « Que fais-tu bon sang à parler tout seul ? Ne peux-tu courir derrière un ballon de foot comme les autres ? Redescends sur terre ! » Redescendre sur terre ? Oui, mais comment ? Encore faudrait-il savoir ce que ça veut dire !
Seize heures sonnent la fin de l’ardente journée d’école. Tout à ses pensées et le sourire aux lèvres, Hmed marche d’un pas alerte. Sur le chemin du retour, il faut passer tout près de l’ouverture d’un puits abandonné. Il contourne la cavité bordée de feuillage fané. Il aime le léger bruit de ses chaussures en cuir usées sur le sol rugueux. Sans prêter attention aux quelques chèvres qui s’écartent de lui en le voyant, Hmed s’arrête un instant et regarde les gros bulbes verts accrochés aux branches de l’arganier. Mais le ciel est noir de nuages et le jeune garçon sent le temps se gâter. Il sait qu’il a tout juste le temps de rentrer chez lui avant que la pluie ne s’abatte. Il se remet en route.
Tout à coup, ses pieds glissent dans la boue et, brusquement, Hmed se sent tomber dans les profondeurs du puits avant même d’avoir pu trouver à se retenir. Ses mains heurtent violemment les parois du trou. Il a mal au crâne, à tout son corps.
Lorsqu’il reprend conscience, la scène qui l’entoure est atroce. Des odeurs nauséabondes soulèvent son estomac. Immobile depuis sa chute, Hmed scrute les lieux.
À ses pieds, deux corps desséchés, près d’une énorme flaque noire. Le sol est maculé de taches sombres. Ses souvenirs sont brouillés. Il ressasse les quelques minutes qui ont précédé sa chute, le puits, le noir, la solitude. Mais là, une asphyxiante odeur d’asphalte s’échappe des profondeurs, et un soleil de plomb l’écrase. La chaleur est insupportable. « Où suis-je ?! », s’écrie-t-il. Ses blessures saignent, son cartable est déchiré, mais c’est le dernier de ses soucis. Ce qu’il découvre le terrifie. Au-dessus de lui, s’élèvent des colonnes de fumée grisâtre frôlant le ciel. Des ombres d’édifices parés de fenêtres le recouvrent. Un monde desséché qui semble mourir. Hmed est sans voix.
Il croit reconnaître son village. Ou plutôt ce qu’il en reste. La maison qu’il habitait était autrefois une belle bâtisse ; elle n’est maintenant plus que ruines. Les murs sont effondrés. La façade baigne dans une boue noire qui contraste avec le sol affaissé par la sécheresse. Il tâche de se relever. Guidé par un élan de survie, Hmed se dirige vers cet amas de pierre dans l’espoir d’y retrouver les siens, guettant un visage familier. Autour de lui, le même spectacle se répète : de longues fissures sillonnent l’asphalte, les squelettes rouillés de voitures bordent des rues détruites, brûlées par la chaleur. Hormis son ancienne maison, l’enfant ne reconnaît rien du douar où il a grandi. Pas un cri, pas de bousculades.
Soudain, un bruit de pas vient rompre ce calme anormal. Hmed se retourne. Les pas s’approchent. C’est une vieille femme qui marche derrière lui. Elle avance avec peine vers lui, le visage creusé par la faim, enveloppée dans un tissu déchiqueté qui lui tient lieu de masque. « Hmed ? Hmed ? Est-ce bien toi, mon enfant ? », l’appelle-t-elle, d’une voix éteinte. Elle s’agrippe à lui. « Dieu est grand, mon enfant ! Te voilà revenu, nous te croyions disparu depuis trente ans déjà ! » Trente ans ? Hmed sent son esprit vaciller. Dans ce corps ravagé, il reconnaît Fatna, sa voisine. Il se pince violemment pour sortir de ce cauchemar éveillé. Il doit comprendre ce qui se passe.
Fatna parle : « Tout a commencé par une explosion. Ils nous ont dit de ne pas paniquer. Que ces marées noires, même immenses, étaient sans gravité, que nous pouvions continuer à vivre comme si de rien n’était. Ils avaient tort. Nous l’avons payé très cher, mon fils. Il y a trente ans, le maudit pétrole a été découvert dans notre village. Contents et avides, nous avons dit adieu à nos pilons, aux longues heures de récoltes de l’arganier et à la pauvreté. En quelques mois, l’opulence est apparue au village. Le sort souriait aux plus chanceux, on construisait de beaux quartiers… Mais un jour, le navire qui chargeait le pétrole près de notre village a explosé. Les gens, cupides et aveuglés par leurs occupations, ne s’en sont pas émus : ils avaient mieux à faire. Nous sommes allés d’enfer en enfer. Les champs d’arganier inexploitables. La violence. L’exode massif. Ceux qui restaient pillaient pour le pain, les cigarettes ou le dernier smartphone. On avait tout perdu, et pourtant on rasait tout… Les arganiers sont morts à cause des infiltrations de pétrole dans le sol, les animaux sont devenus incontrôlables. Les oiseaux ont commencé à tomber du ciel, asphyxiés, sur le goudron. Beaucoup de gens ont fui pour échapper à la chaleur grimpante et à la sentence de l’évacuation. Une par une, leurs maisons ont été consumées par le feu, les obligeant à s’endetter. Incapables d’emprunter davantage, ils ont dû rejoindre les bidonvilles les plus proches pour chercher sécurité et nourriture. Les plus fauchés, comme moi, restèrent ici, à camper devant les dernières poubelles car nous n’avions où aller. Depuis la découverte du pétrole, les plus âgés n’avaient cessé de nous répéter qu’on serait les sacrifiés. C’était évident. Les pétroliers foraient de plus en plus loin du douar, à l’intérieur des terres désertiques puis en mer. Nous étions ceux à qui les industriels du pétrole laisseraient le plus grand désordre. Pour briser la roche enfouie sous terre, il fallait pomper puis injecter à forte pression une énorme quantité d’eau et de solvants chimiques. Nous avons manqué d’eau potable bien avant de manquer de pétrole. Pourtant, nous avons continué à se dire qu’on ne vivait qu'une fois. Nous avons fait le choix de nous laisser aveugler par les smogs des usines et l’argent pour finalement souffrir de ce désastre climatique, mon fils. » Puis elle s’écroule.
Hmed titube péniblement, il doute après le monologue de Fatna que la terre réussisse un jour à faire sortir autant de tiges qu’il en faudrait. L’or noir a tué tout espoir d’agriculture ou de végétation. La région entière est désormais défigurée les forages, les raffineries et les fuites pétrolières chroniques. Il se dit que ce sont pourtant eux les adultes dans cette histoire, que la faune, la flore et les humains ont été détruits par l’avidité des siens, des vies pas si insignifiantes que cela, pense l’enfant. Devant le corps inanimé de sa voisine, quelques mouches volent et tournent autour de ses maigres lèvres gercées.
L’enfant ne sent pas couler ses larmes salées sur ses joues asséchées. La vue de ce scénario catastrophe le pousse à prendre ses jambes à son cou. Il décampe désespérément vers l’ouverture de ce terrier qui l’a jeté face à l’anéantissement. Hmed gratte la terre, fouille à nouveau dans les profondeurs du trou jusqu’à ce que son petit gabarit le lâche d’épuisement et de soif.
Il fait nuit noire, une pluie piquante se met à tomber. Malgré la pénombre, une traînée de lumière luit au plus haut du ciel. Hmed baigne dans la boue du puits. Il se redresse. Ses habits sont déchirés, ses plaies saignent. Il palpe son corps. Il parvient à se relever. Un miracle après le cauchemar qu’il a vécu. Il prend appui sur les parois, s’efforce de ne pas glisser, rampe lentement vers l’ouverture du puits. L’horreur de ce qu’il y a vu lui donne des ailes.
Trempé de sueur, il court à perdre haleine dans les terrains vagues et rougeâtres, situés près du village. Ce qu’il vient de voir lui a flanqué la peur de sa vie. Pourtant familier des récits de fantômes, de Lalla Aïcha et de l’effrayant Bou3ou, l’enfant hurle comme il ne l’a jamais fait. Il hurle devant l’atrocité de l’avenir que l’Homme se prépare. Car désormais, pour la Terre, le compte à rebours est enclenché.