On ne peut pas comprendre l’ampleur de cette crise si on ne comprend pas qu’elle n’est pas seulement diplomatique mais principalement sociétale. Pourquoi sociétale ? Parce que le Maroc est une société migratoire intimement liée à l’Europe : sur près de 43 millions de Marocains, plus de 4,5 millions vivent à l’étranger parmi lesquels 80% en Europe. Parmi eux, 1,5 millions vivent en France dont 800.000 binationaux.
« Je me suis sentie humiliée » déclara Mme Hennou Allali Maamar, femme marocaine de plus de 80 ans, au journal Le Monde dans un article publié le 18 novembre 2022, qui raconte comment elle a été expulsée de France depuis l’aéroport de Montpellier alors qu’elle souhaitait simplement revoir la faculté de médecine de Montpellier dont elle sortit diplômée en 1971 et qui fit d’elle l’une des toutes premières médecins marocaines. Humiliation, hogra en arabe marocain, injuste, c’est le sentiment de millions de Marocaines et de Marocains, et celui des Africains en général, qu’ils ressentent lorsqu’ils veulent voyager en Europe et qu’on le leur refuse. Ici, la décision unilatérale d’Emmanuel Macron de diminuer de moitié l’octroi de visa aux Marocains, alors qu’ils avaient déjà beaucoup de mal à en obtenir, a engendré une crise profonde entre Rabat et Paris.
Une crise sociale
On ne peut pas comprendre l’ampleur de cette crise si on ne comprend pas qu’elle n’est pas seulement diplomatique mais principalement sociétale. Pourquoi sociétale ? Parce que le Maroc est une société migratoire intimement liée à l’Europe : sur près de 43 millions de Marocains, plus de 4,5 millions vivent à l’étranger parmi lesquels 80% en Europe. Parmi eux, 1,5 millions vivent en France dont 800.000 binationaux. De plus, la somme des envois d’argent des Marocains installés en Europe au pays pour aider la famille ou pour investir sont la première ressource en devise du pays et, d’une certaine manière, la première richesse du pays. S’y on ajoute les nombreux aller-retours qui permettent non seulement de renforcer les compagnies de transports et de fournir au tourisme national un apport considérable, mais aussi les transferts de compétences, notamment au niveau sportif comme on a pu le constater avec le parcours impressionnant des Lions de l’Atlas à la dernière coupe du monde de football, on comprend combien la société marocaine est très fortement et liée à la question migratoire et, à travers elle, aux sociétés européennes.
Une question familiale
Expliquons ce lien plus simplement encore. La majorité des familles marocaines ont un de leur membre qui vit à l’étranger, voire plusieurs, principalement en Europe. Il est donc logique que les Marocains désirent souvent visiter un de leur membre, notamment lors de certains évènements importants comme un mariage, une naissance, une réussite scolaire ou, plus tristement, un décès. Imaginez une mère vivant au Maroc dont la fille, enceinte, réside en France et qui va devenir mère d’un enfant qui sera citoyen français. Cette future grand-mère voudrait être présente pour accompagner sa fille dans cette séquence particulière de la vie humaine et prendre dans ses bras le nouveau-né. Imaginez que pour pouvoir vivre ces moments tellement importants il faut qu’elle fasse une demande de visa longtemps à l’avance, en calculant bien, à quelques semaines près, la naissance car elle n’aura que trois mois de séjour, et qu’elle produise un nombre de pièces considérables et fournissent des preuves de sa « bonne volonté ». Imaginez maintenant, qu’après de nombreux rendez-vous, allers-retours, argents dépensés on refuse le visa sans aucune explication à cette future grand-mère. Vous comprendrez alors l’ampleur de la crise actuelle. Mais plaçons-nous maintenant du côté de la future maman qui réside en France. Qu’est-ce que ce rejet de la demande de visa de sa mère, et donc, directement, ce rejet de sa mère signifiera-t-il pour elle ? N’est-ce pas, en plus d’une humiliation, une forme de ségrégation ? N’est-ce pas une atteinte au droit des familles d’être réunis ? Si nous avions besoin d’un traducteur, voici ce que dit la France aux Marocains qui y résident légalement, paient leurs impôts, respectent les lois de la République etc. : vous n’êtes pas les bienvenus ici car vos familles ne sont pas les bienvenues. Plus encore, imaginez que cette jeune femme soit française. Il s’agirait bien d’une rupture d’égalité entre citoyens. Une forme de ségrégation qui ne pourrait alors être que raciste car un Britannique non citoyen résident en France, malgré le Brexit, ne vivrait jamais une telle situation. Maintenant, arrêtez d’imaginer. Il s’agit bien de la réalité ! Ce sont des cas différents que j’ai relevés dans mes enquêtes et condensés ici sous forme d’un scénario.
Des sociétés entremêlées
Il faut garder en tête que les Marocains, comme les Africains, résidant en France et ailleurs en Europe sont plus susceptibles d’être victimes de discriminations que la moyenne, notamment de discriminations raciales. Le refus d’octroi de visa aux membres de leur famille en est une. Il faut aussi garder en tête que pourtant les Marocains sont les plus nombreux à devenir citoyens d’un pays européen, 70.000 personnes en moyenne par an, principalement réparties entre l’Espagne, la France et l’Italie. Il est donc logique que les Marocains résidant eu Maroc soient amenés à régulièrement demander un visa Schengen. Couper de moitié les acceptations comme l’a décidé la France a un impact extrêmement négatif, non pas sur le Maroc, mais sur la France. Cela abime le lien social au sein de la société française en créant des catégories de non-droits ou de sous-droits. Cela abime les liens que de nombreux Marocains ont avec la France et par-là même son image qui s’est énormément détériorée dans cette crise. Mais pour comprendre la profondeur de cette crise, il faut aussi comprendre que le régime des visas est, en soi, problématique. Les citoyens les plus touchés sont ceux des pays africains qui se sentent, à juste titre, discriminé.
Un régime des visas raciste, héritage de l’époque coloniale
Nous vivons en effet dans un monde ambivalent où prolifération des différents régimes de mobilités, liées à la globalisation, et renforcement des contrôles migratoires se superposent. Un monde où les déplacements et les besoins de mobilités sont la réalité de tous mais où tous ne se meuvent pas avec la même facilité, ni la même vitesse, ni où ils le désireraient. Cela réifie alors une ancienne hiérarchie raciale, héritée de l’époque coloniale, qui se mélange à une hiérarchie sociale produite par l’économie capitaliste. Chacun peut mesurer sa place dans ces deux hiérarchies, qui se confondent dans le nouvel ordre migratoire, n’en formant plus qu’une, en calculant sa facilité d’accès au mouvement, à la vitesse de celui-ci et au nombre de pays qu’il est possible de visiter. Alors qu’un Français peut visiter comme bon lui semble le Maroc, un Marocain ne peut pas faire de même en France. Alors que les Européens citoyens d’un pays membre de l’espace Schengen peuvent voyager dans la plupart des pays du monde sans visa, cela n’est pas possible pour les citoyens des pays africains : régime de mobilité pour les uns, voire d’ultra-mobilité (ne parle-t-on pas de technologie nomade ?), régime d’immobilité pour les autres et tout un panel de régimes intermédiaires pour d’autres, notamment à travers les attribution des visas. Nous faisons face, avec les visas, à un dispositif de contrôle social et racial des mobilités qui ressemble à ce que Foucault nommait l’institution disciplinaire (Foucault, 1975).
Les frontières européennes meurtrières, symboles des inégalités d’accès à la mobilité ?
Sinon, comment comprendre les violences aux frontières de l’Europe faites aux migrants sans-visa ? Sinon, comment comprendre que les frontières européennes condensent à elles seules la majorité des morts sur les routes migratoires dans le monde, 35.000 morts au minimum en une vingtaine d’années ? Que dire des corps de migrants africains noyés échoués sur les plages méditerranéennes où des touristes, venus d’Europe du nord, espèrent bronzer tranquillement, fonçant la couleur de leur corps car c’est pour eux un marqueur de réussite alors que c’est un risque de contrôle policier au faciès pour d’autres ? Absurdité de la frontière ? Spectacle morbide des corps-frontières comme les nomme Achille Mbembe (Mbembe, 2020) ? L’Europe, avec son régime de visa, très récent dans l’histoire, auparavant il suffisait d’avoir un titre de voyage pour y circuler, a créé non seulement une hiérarchie sociale et raciale à l’heure de la globalisation, mais aussi une nouvelle institution, au sens de ce que Foucault décrivait (Foucault, 1975). La migration sans-visa, nommée bizarrement « migration illégale », ce qui établit une confusion entre circulation et installation, alors que l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme instaure clairement la liberté de circulation comme un droit fondamental, est ainsi devenue une « déviance migratoire » qu’il faut combattre. Ce qui signifie que la frontière européenne est devenue une institution, et son franchissement ou tentative de franchissement sans visa une nouvelle déviance à discipliner (Foucault, 1975).
Hiérarchisation globale liée à l’accès à la mobilité versus droits cosmopolitiques
Nous faisons face à une géopolitique dans laquelle un ordre migratoire établi hiérarchise les citoyens du monde en fonction de leur capacité à se passer de visa d’abord, ou, à l’obtenir sans trop de difficulté ensuite. C’est pour cela que ne pas obtenir un visa pour la France, lorsqu’on est Marocain, produit un tel sentiment d’humiliation et d’injustice : cela rappelle sa mauvaise place dans la hiérarchie mondiale. Mais, cette hiérarchie, qui a été imposée unilatéralement par les pays riches, ici européens, aux pays dont les citoyens se voit imposer un régime de visa, est de plus en plus critiquée en Europe, en Afrique et ailleurs dans le monde. Le droit à la mobilité est ainsi devenu un enjeu mondial de lutte sociale et politique non seulement parce que l’ordre migratoire actuel est injuste et produit, en plus des nombreuses humiliations, des violences et des morts, mais aussi parce qu’il ne s’agit pas seulement de pouvoir se déplacer, mais surtout, pour celles et ceux qui y réussissent, de pouvoir jouir de droits que le regretté sociologue allemand, Ulrich Beck nommait, à la suite d’Emmanuel Kant, cosmopolitiques (Beck, 2006). En principe, vivre en France et ailleurs en Europe devrait garantir le respect de ses droits cosmopolitiques. Cela n’a pas été le cas avec la crise française des visas.
Beck Ulrich, Qu'est-ce que le cosmopolitisme ? [« Der kosmopolitische Blick oder: Krieg ist Frieden »], Aubier, Paris, 2006.
Foucault Michel, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975.
Mbembe Achille, Brutalisme, La Découverte, Paris, 2020.