20 août 2022. Quelle belle journée ! J’ai passé toute la journée à me rafraîchir dans le bassin sous l’ombre d’un énorme palmier. J’aime mon bassin. Profond et délicat, me rattache à mes amis, à mon noble métier et surtout à mes origines. C’est ici que de nombreuses relations se sont tissées et que de belles histoires se sont racontées.
De la surface, j’aperçois l’ancienne médina de Fès. Là-bas, loin de là, à gauche, j’aperçois un autre bassin, moins vaste, dont le bleu se fond celui des nuages et qui reflète l’image du minaret de la Karaouiyine. El Adhan se prononce dans une voix masculine très rauque cinq fois par jour et traverse l’air bleu de ces belles journées pour faire vibrer la surface de mon bassin.
Vers midi, alors que la chaleur atteint son apogée, je me glisse doucement au plus profond dans les eaux. Dans mon trajet, je me remémore chaque moment passé à plonger dans l’eau fraîche de la fontaine qui se trouvait au milieu d’un riad majestueux. Comme il faisait bon ces jours-là. Une petite fille blonde, aux yeux clairs, portant une jolie robe propre et satinée, danse dans le patio et verdoyant du riad. Je la vois s’approcher, plonger ses deux petites mains dans l’eau et me lancer aussi haut dans le ciel. Elle s’écrie, en toute joie : « Regardez ! Qu’est-ce qu’elle brille, cette Qtira del Ma ! » Ce jour-là, j’ai su qui j’étais.
Je n’ai pas eu peur, j’étais jeune, limpide et pleine de vitalité. Je suis retombée dans la petite rivière qui traversait le riad. Le voyage a été long et le chemin assez sombre. Je suis enfin arrivée dans le bassin, je me retrouvai en compagnie de quelques gouttes d’eau toutes limpides et luisantes, ce qui me fit plaisir à voir. Je les ai saluées. Depuis, nous sommes devenues amis.
Ils m’ont raconté que leur présence dans ce lieu ne remontait pas à si longtemps et qu’ils y avaient fait des connaissances qu’ils avaient perdues de vus le jour où elles avaient décidé de partir en exploration. Nous ignorions dans quel espace nous nous trouvions, quelle en était l’étendue. Le lieu était mystérieux, plein de puissances inconnues.
Un matin, nous avons décidé à notre tour d’aller en groupe explorer les quatre coins de notre monde. Des renforts gigantesques de roche limitaient le lieu, et du béton faisait office de voûte. Aman, une goutte d’eau frappée par la foudre il y a des années de cela et dotée depuis de forces surnaturelles, déclara qu’on se trouvait dans un barrage. Un peu plus loin, elle pût lire sur les murs : « Barrage Tomorrowlife ». « Ce sont des Hommes qui ont mis en place cet édifice ! », pensai-je à haute voix.
Nous nous sommes documentés sur les barrages et leur fonctionnement, et avons compris que nous étions tous entravés dans notre écoulement naturel.
27 Août. Je suis triste. De plus en plus de gouttelettes disparaissent sans prévenir. Ce lieu me semble plein de désolation. J’ignore encore la grandeur de ce barrage et ce qui m’intrigue davantage, ce sont les murs bétonnés qui s’élèvent de plus en plus dans le ciel au fil du temps. J’ai la tête qui tourne quand je lève les yeux et des frissons de froid qui me parcourent la taille.
31 Août. Ce matin, au soleil levant, je suis pleine de gaieté. Je décide, avec l’aide d’Aman, de dessiner une carte de notre barrage afin que plus personne ne se perde. Nous prenons un coquillage et une tablette accrochée à l’un des murs et traçons les lignes des trajets effectués auparavant. Nous avons tellement de choses à découvrir autour de nous.
3 septembre. Je me porte volontaire pour aller découvrir la zone Ouest du barrage. À mesure qu’approche le coucher du soleil, je perds de mémoire la carte tracée. Je ne distingue plus mon chemin dans le noir. L’inquiétude m’envahit. Je décide de me reposer à l’entrée d’un tuyau, quand soudain, je suis enlevée et emportée par un courant très fort. Je suis ballotée longtemps, un temps que je n’arrive pas à mesurer, dans un endroit sombre et suis épuisée. Je finis par apercevoir au loin une petite lumière du jour et, toujours au loin, une eau claire. Je tente d’éviter les inconnus sur mon trajet, en vain, nous sommes écrasés comme des grains de sable sous de puissantes vagues.
4 septembre (peut-être…). Je vois… je vois quoi ? De larges silhouettes aux gestes féminins au bord de ce petit cours d’eau. Elles bavardent et balancent un tas d’habits au-dessus de ma tête. Je vois des pieds gigantesques se rafraîchir. Elles bavardent encore et encore, je les entends. Elles disent que l’année dernière, ce ruisselet était plus rempli d’eau, qu’elles pouvaient prendre une douche une fois par semaine, que l’eau était plus vive et plus fraîche, qu’aujourd’hui, les temps ont changé à cause des années de sécheresse. Elles ont peur de ne plus trouver d’eau à boire ! Mais qu’est-ce qu’elles racontent ? Comment cela pourrait-il devenir vrai ? Je viens d’une grande ville et sais que l’eau est présente dans chaque demeure. Il suffit d’ouvrir un robinet pour la voir couler ! Mon corps tressaille dans la chaleur de l’eau stagnante. Je me sens étouffée, abattue, anéantie.
10 septembre. Je ne sais par quelle force miraculeuse, un afflux de courant m’emporte vers un autre ruisseau. Le long de la rive, je vois des palmiers, des oliviers et des figuiers qu’on n’a pas bien pris soin d’arroser. Puis, tout d’un coup, je suis infiltrée dans la terre et me retrouve à nouveau dans un trou vaste et très sombre. Premier constat : nous y sommes plusieurs, mais les autres gouttes d’eau ne sont pas très causantes, et assez renfermées. Je tente la conversation, sans résultat. Je vois, très haut, la lumière du jour et une corde à laquelle est accroché un seau. Où suis-je encore ? Heureusement pour moi, il fait frais. Je m’en réjouis.
20 mars 2032. J’entends une goutte d’eau, nommée Naïa, dire à une autre qu’elle est médium, qu’on se trouve dans un puits et qu’il n’y fera pas frais longtemps. Elle m’aperçoit alors qu’elle monte sur une estrade : « Vous savez, chères consœurs et chers confrères, nous nous trouvons actuellement dans un puits de 120 mètres de profondeur dans la région du Souss. Cela peut-être vous semble idéal de se baigner dans une eau si fraîche, mais croyez-moi le niveau d’eau dans ce puit diminue de plus en plus à cause de la surexploitation qu’en font les Hommes pour l’agriculture et de leurs forages à un rythme effréné. Il y a bien une décennie, alors que chacun d’entre vous vivait paisiblement dans un coin du monde, j’étais là. Nous étions tout un peuple à vivre dans ces puits, chez nous. Beaucoup d’autres puits dans les environs sont aujourd’hui à sec. S’il vous arrive de vivre plus longtemps, vous serez étonnés de voir que tous les Hommes tomberont malades, seront déshydratés et souffriront atrocement. »
Naïa apprécie d’avoir des auditeurs et de capter leur attention. Elle nous raconte une histoire chaque nuit. Les années passent et Naïa devient vieille. Elle n’a plus la force de tenir de longs discours et me propose de prendre la relève. Elle appuie la tête sur mes épaules quand je raconte les histoires. Un soir, elle s’étouffe et rend l’âme.
22 août 2050. Un jour, alors que je suis en train de raconter, une ombre énorme s’approche rapidement de la surface, plonge et me kidnappe dans un grand récipient. C’est une créature géante, étrange, avec une peau sèche et rouge et des dents jaunâtres. J’ai des vertiges tout le long du trajet. La créature pousse un cri, et huit autres, petits, apparaissent. Ils semblent avoir très soif. Ils ont des bras longs et cachent avec précaution le seau où je me trouve. Un seau à moitié rempli. Durant toute une vie sur Terre, je n’ai jamais vu des créatures pareilles ! Que s’est-il passé ? Ils parlent notre langue ! Ils marchent comme des êtres humains ! Où sont passé les Hommes ? Où sont passé les oliviers, les palmiers et les figuiers qui étaient autour du puits ?
Autour de moi, il y a désormais des tuyaux, partant dans tous les sens, s’étalant sur une terre stérile, aride, sans roses ni arbres, recouverte d’une couche de cendre qui dissimule du sang séché. De la cendre ? Du sang ? Que s’est-il passé quand j’étais dans ce puit ? Le soleil me brûle les yeux. Je ferme les yeux et j’attends.
Après une longue journée de marche sous le soleil, nous sommes enfin arrivés dans la demeure de la créature. Demeure ? une tente ! Où sont passées toutes les maisons et tous les riads ? L’étrange famille me mit près d’un grand rocher noir. Ils se reposent. Je me repose.
23 août. À l’aube, je suis réveillée par une tempête de sable assourdissante. On court vers moi et me met auprès d’eux avec soin. Pourquoi toute cette attention ? Vers midi, alors que le ciel se dégage et que le soleil fait son apparition à son apogée, le père regroupe sa progéniture et prend la parole, sur un ton inquiet mais raisonnable : « Mes petits, vous êtes bien conscients qu’on est le résultat de nos actes ! Il y a 50 ans de cela, nous vivions une vie de rêve, nous avions notre propre piscine dans notre résidence secondaire, notre propre entreprise de production de pastèques. Nous ne pensions qu’au gain. Nous étions riches ! Tout se passait à merveille jusqu’à ce qu’on reçoive ce message anonyme sur notre téléphone, disant que si on n’économisait pas l’eau, une malédiction frapperait fort notre planète. Une mauvaise blague ? C’est ce que nous avons tous cru ! Nous ignorions qu’en si peu de temps, un tel changement aurait lieu ! Le prix du litre d’eau avait augmenté et malgré cela, la consommation n’a guère diminué. Cinquante ans ont passé comme l’éclair … Vous voyez bien qu’il ne reste plus de toits, plus de droit, plus de règles, plus de citoyenneté, et même plus d’humains. Nous avons tous cru que nous aurions une vie parfaite et que cette crise ne nous atteindrait pas. Nous étions égoïstes, leurrés par la beauté de la nature vivante dont nous ignorions la fragilité. Maintenant nous vivons ce péril ! Il ne reste plus sur cette Terre que des lacs d’eaux usées et l’eau de mer que malheureusement nous n’avons pas eu assez de temps pour dessaler ! Votre mère n’est plus de ce monde car elle n’a pas pu supporter les 60° ! Nous ne ressemblons plus à rien après que le soleil nous a brûlé la peau que nous ayons le moindre traitement à disposition ! Vous voyez bien que l’eau puisée des puits les plus profonds est devenue si rare qu’on la vend aux enchères dans les souks. Elle est devenue si précieuse qu’aucune somme offerte ne la vaut et qu’elle devient cause de conflits, de violences et de disputes meurtrières. Des gens ont même été assassinés il y a une semaine au seuil de leur tente car quelqu’un a su qu’ils étaient en possession d’eau potable et en a profité pour leur voler la vie et la source de vie qu’ils avaient bien pris le soin de cacher sous terre ! Personne ne doit savoir qu’on a cette eau ! »
Les enfants hochent la tête pour exprimer leur assentiment. Ils prennent un parchemin où sont tracés les lieux visités au préalable et continuent leurs discussions. Je m’endors.
24 août. Je me réveille en sursaut. Une seconde tempête de sable s’acharne sur notre tente, mais la famille ne semble pas inquiète. Ils ont surtout peur de leurs semblables et pensent à se déplacer à des centaines de kilomètres plus loin vers le nord à la recherche de zones de point d’eau encore discrètes. On remplit cinq petites bouteilles d’eau de mon seau et on prend la route. Je suis cachée sous la chemise de l’aîné. On avance lentement pour ne pas se faire repérer.
31 août 2050. On marche pendant des jours, le père portant un tapis qui sert de toit et les deux fils aînés des bâtons et un drap. Le père fait un signe et le mouvement s’arrête. Je ne peux voir que l’ombre des silhouettes sous la chemise de l’enfant. Puis une course commence. Je suis projetée de gauche à droite, de haut en bas, dans tous les sens ! Que se passe-t-il encore ? Où va-t-on à ce rythme-là ?
« Nous sommes attaqués par nos anciens amis, nos voisins qui étaient propriétaires des terres d’avocatiers, les plus riches à l’époque ! » crie le père. « Ils sont plus forts et plus nombreux que nous, tentons une communication, ou au moins d’en faire nos alliés ! »
L’autre famille ne semble pas réceptive. Ils ont la figure beaucoup plus déformée et des poils brulés sur le crâne, les yeux tout rouges et les lèvres fendillées par la sécheresse.
Le père tente une approche : « Mes amis, voyez bien que nous avons quelques bouteilles d’eau que nous partagerons tous ensemble si on la consomme avec modération et qu’on s’entraide pour trouver une solution à cette crise ! Il est vrai que nous avons tous soif et chaud et qu’il reste encore un long chemin à faire, mais un homme averti en vaut deux ! »
Un coup d’épée luisante sous les rayons de soleil l’interrompt, déchirant en un seul mouvement le tapis.
Une bagarre se déclenche, la plus violente que mes yeux n’aient jamais vu ! Des coups s’enfoncent dans les poitrines. On s’affronte sur la terre brûlante, on crie et on se défend. Un des nôtres tue un jeune homme à coup de main sur la nuque. Le vieux père reçoit tant de coups qu’il n’y résiste pas et rend l’âme dès les premières minutes. Il avait raison, ils étaient bien plus forts. Les frères décident alors de confier toutes les bouteilles d’eau au plus jeune, et d’occuper les adversaires le temps qu’il s’échappe.
Alors qu’ils lancent les bouteilles en air pour que le plus jeune les récupère, l’aîné lance tellement haut celle où je me trouve qu’elle met plus de temps à atteindre sa cible. Je vois un bâton en bois venir droit vers moi, cogner contre la bouteille, la plier en deux et la compresser au point de faire sauter le bouchon ! Et moi, je me trouve dans le mouvement du bouchon…
La chaleur me fait tourner la tête ! En bas, je vois un bassin rempli d’eau, claire, qui donne des envies d’e baignade ! Je retombe doucement à la surface et je pense. Je pense à tout ce mal que les Hommes se sont fait en se disant que la nature pouvait survivre à toutes leurs atrocités. Je pense à toute l’eau qu’ils ont gaspillée pour rien, à tous les animaux, insectes, plantes et arbres qui ont disparu à cause de leurs activités. À leur inaction quand il s’agissait de réduire leur consommation. Les quelques personnes qui ont survécu à cette apocalypse se sont métamorphosées, et malgré cela, elles ont toujours besoin d’eau pour survivre ! On s’entretue pour les dernières gouttes d’eau ! S’ils avaient agi il y a une cinquantaine d’années de cela, je serais toujours dans mon riad, dans mon bassin, dans mon barrage ou même dans mon puits. Je sens la chaleur augmenter. Je tente de me baigner mais je n’y arrive pas. Je me sens étouffée ! Le soleil implacable luit au-dessus de moi. Je suis sur un sol sec ! Le bassin n’était qu’un mirage.
Qtira Del Ma s’étend doucement sur le sol du désert. Elle ne ressent plus la chaleur. Le sable la berce et elle s’endort tranquillement.