L’homme qui veut reboiser la forêt

L’homme qui veut reboiser la forêt

Quelques jours seulement après son retour forcé à son village natal, Ssi Bouazza, qui en a assez de la vie urbaine, est choqué par l’état de plus en plus dégradé des forêts avoisinantes. La succession d’années de sécheresse, due à la baisse des précipitations, au commerce illicite du bois et aux activités cynégétiques excessives ont métamorphosé ce lieu, jadis verdoyant, en un enfer.
Pour venir en aide à la forêt et à sa faune, le campagnard, touché par ce sombre décor, lance un SOS sur les réseaux sociaux. « Les forêts de Moulay Bouazza sont en deuil. La population migre, les chiens meurent, les loups et les renards attaquent ».
Dans ce paysage connu pour ses vastes forêts de chênes verts, les chiens sont chroniquement assoiffés. Ils cherchent seulement de l’ombre et de l’eau fraîche mais ne tombent que sur des mirages. L’air est étouffant. La forêt, jadis florissante, a l’air asphyxiée en cet été caniculaire.
Pauvres chiens qui, naguère, se baladaient tranquillement près des fleuves pleins d’eau et d’écume, où ils rafraîchissaient leurs dos brûlés. « Que faire ? dit un vieux chien, hurler notre rage ? Regretter de ne pas avoir de carapaces ? ». Certes, ces bêtes n’ont pas de langue. Mais ils ont quand même des langues, et elles sont sèches.
C’est un jour d’été. La canicule bat son plein. Il est dix heures du matin quand un bus ronronnant s’arrête au croisement de pistes poussiéreuses. À quelques kilomètres de Moulay Bouazza, un village historique dans la province de Khénifra, le véhicule peine à s’arrêter. Le chauffeur et les voyageurs se noient dans leur sueur, pourtant la journée vient de commencer.
Quinquagénaire, Ssi Bouazza, qui a grandi à la campagne, sait interpréter les regards des chiens. Il sait lire l’amertume d’un animal qui n’a, pour s’exprimer, que son regard. L’aboiement n’a, dorénavant, pas de sens. Les campagnards, dont Ssi Bouazza connaît les mœurs, n’attendent de leurs chiens qu’une chose : qu’ils aboient, jusqu’à leur dernier souffle, qu’ils fassent peur aux éventuels voleurs, aux éventuelles meutes de loups sauvages, eux aussi assoiffés, affamés, épuisés.
Dès que le bus s’arrête, un vent aussi sec que tiède frappe Ssi Bouazza au visage. Son étonnement est tel qu’il croit s’être trompé d’adresse. Cela fait des années que cet homme erre dans une myriade de villes côtières dont les mers ne sont guère comme avant. Il y cherche en vain un travail stable, lui qui a deux diplômes supérieurs.
Sur les pistes poussiéreuses poussent quelques fleurs. Belles bien que pâles. Le voyageur se réjouit d’avoir embrassé ses terres natales. Il sourit. Calmement, il rit. « Mes amours de fleurs, résistez, poussez, grandissez… ». Il sort sa bouteille d’eau minérale pour en irriguer les racines qui suffoquent.
Soudain, il recule. Un serpent lui souffle à la figure. La vipère pense mériter ces quelques gouttes d’eau, minérale de surcroît, mille fois plus que ces deux petites fleurs en deuil. « Elles sont sur le point de trépasser », dit la vipère, dont l’homme comprend parfaitement le langage.
Effarouché par le reptile, il continue son chemin. Il marche. Il s’arrête. Il jette des regards çà et là. Il veut voir les moissonneurs dont il connaît les noms et les histoires. Il veut arriver aussi vite que possible au puits communautaire qui déborde d’eau. Il veut s’assurer qu’il n’hallucine pas. Que ce qu’il vit et voit est la réalité. Il veut entrer de plain-pied dans la forêt de chênes verts qui abrite des tourterelles, des lièvres. Il veut…
Le soleil grimpe rapidement dans le ciel. À l’horizon, il ne voit qu’un mirage qui le suit dès son point de départ. Il en a assez. Il se met à courir. Il vérifie sa montre. Elle ne fonctionne plus. La sueur le trempe. La soif serre ses mâchoires. Il descend le long du fleuve. Il se sent égaré. « Je me suis trompé d’adresse. Où est le fleuve qui coulait à flot il y a cinq ans seulement ? ». Du lit du fleuve à sec, deux chiens sortent effrayés, langues exposées au ciel. Ils n’aboient pas. Ils ne peuvent plus.
Perplexe, Ssi Bouazza enlève sa chemise, ses lunettes, sa casquette, il veut se réveiller, il se croit dans un cauchemar. Seule une maison de pierre apparaît. Les chênes qui l’entourent ont perdu leurs feuilles, leur verdure.
Fermée à clé. La chaumière semble triste. Il y pénètre. Il s’allonge sur un lit qui date des années 90. Dans un coin, une vipère apparaît. Il sursaute. Il sort. Il se souvient de son ami qui n’habite pas trop loin de chez lui. Il se rappelle bien de son surnom : Mexique. Un homme charismatique qui ne vend pas ses terres contre des médailles en chocolat. Il n’a pas renoncé à les cultiver malgré la sécheresse. Mexique est le seul paysan qui a refusé d’abandonner ses terres pour une vie soi-disant décente dans des villes asphyxiées.
Mexique est généreux, pour la construction d’une école communautaire, il a offert une partie de ses terres. Des dizaines d’enfants, dont ceux de Ssi Bouazza, y ont appris à lire et à écrire.
Pour arriver chez son ami, Ssi Bouazza devait parcourir toute une forêt. Mais, entre un arbre et un arbre, il y a un gigantesque vide, un arbre malade ou mort. Chemin faisant, il ne croise aucun lièvre, aucune tourterelle, aucun oiseau, aucun… seul un sanglier, orphelin, à trois pattes, se colle à un arbre heureusement vert. Les chiens de son voisin, Mexique, aboient car ils sont peu assoiffés. Leur propriétaire préserve son puits dont il ne gaspille pas l’eau, surveille quelques vaches et quelques poules qui se portent bien, grâce à l’amour d’un couple fidèle à ses terres.
Toute la soirée, les deux amis discutent longuement. L’un raconte son épuisant séjour en ville, où il a divorcé de sa femme parce qu’elle ne voulait pas revenir à la campagne. L’autre raconte sa lutte pour la préservation de la forêt avoisinante, son puits et ses arbres fruitiers, dont il irrigue les racines avec modération. La femme de Mexique, elle, se plaint des renards et des loups sauvages qui engloutissent ses poules et ses dindons. «  Il n’y a pas de mal s’ils dévorent une ou deux poules par mois. Mais les choses deviennent dures quand ça se reproduit chaque nuit », se désole-t-elle.
De retour chez lui, à la tombée de la nuit, Ssi Bouazza allume son Smartphone, se rend sur les réseaux sociaux pour voir si son SOS a attiré des volontaires et des bienfaiteurs. Personne n’a réagi. Ssi Bouazza commence à désespérer.
Quelques jours plus tard, il prend le même bus ronronnant pour se rendre au village. Les gens ne parlent que de l’inflation. « Hier, raconte une vieille femme, assise à ses côtés, j’ai acheté deux pommes de terre à dix dirhams, qui va manger ces deux pommes ? »
Dans un café populaire, Ssi Bouazza rencontre un ancien ami. Un professeur de sciences de la vie et de la terre. Sexagénaire, le professeur, qui est aussi acteur associatif, est un passionné de la forêt. Il accepte de donner un coup de main à son ami. « C’est vrai que l’Agence nationale des Eaux et des Forêts vise à planter 50 000 arbres par an, pour récupérer 600 000 hectares d’ici 2030, mais cela semble insuffisant, car notre pays perd 17 000 hectares par an. En tout cas, l’association est prête à vous offrir deux cent arbres dès demain ». Tout en exprimant sa reconnaissance, Ssi Bouazza, se demande pourquoi l’association n’y a pas pensé avant !
Fatigué, Ssi Bouazza quitte le village à pied. Il s’inquiète de trouver des personnes préoccupées comme lui par la disparition de la forêt. Chemin faisant, il se rend compte que deux cent arbres ce n’est pas beaucoup. Pour reboiser toute une forêt dévastée et dans un état pitoyable, ce sont des milliers d’arbres qu’il lui faut. « Les bûcherons illégaux, seuls, détruisent des centaines d’arbres chaque jour. Non ! deux cent arbres ce n’est rien », murmure-t-il.
Quand il décide de relancer son SOS, Ssi Bouazza tombe sur les messages de trois associations environnementales. Leurs présidentes se disent prêtes à lui rendre visite, à lui et à ses forêts. En moins d’une semaine, l’inquiétude du campagnard se transforme en joie. « Les arbres savent soigner les humains, les arbres savent soigner les territoires », murmure-t-il au milieu d’une forêt qui ne saurait lancer un cri. Ssi Bouazza comprend aussi le langage des arbres.
Le lendemain, il se réveille tôt et se dépêche de rendre au village. Il y rencontre son ami qui l’informe qu’à l’aide de l’Agence nationale des Eaux et Forêts et d’autres associations régionales, il est parvenu à se procurer mille arbres de plus. De même, il a pu mobiliser une cinquantaine de jeunes hommes et femmes qui se portent volontaires pour reboiser la forêt. Il leur donne rendez-vous le soir même au siège de l’association.
Des dizaines de jeunes, hommes et femmes, sont au rendez-vous. Même quelques bûcherons illégaux y sont. Le professeur, après avoir souhaité la bienvenue au public, cède la parole à Ssi Bouazza.
« Chère communauté, notre pays subit de graves vagues de sécheresse. Chaque jour des milliards de mètres cubes d’eau s’évaporent, alors que le taux de précipitation régresse d’année en année. L’état de nos forêts se détériore, ce qui ne cesse de causer de véritables déséquilibres écologiques. Les arbres, chère communauté, jouent un rôle crucial dans la purification de l’air que nous respirons. Ils font baisser les températures, nous abritent et abritent une foule d’être vivants. La forêt, c’est la vie.
Chère communauté, savez-vous que selon l’Organisation des Nations Unies, dix millions de hectares de forêts disparaissent chaque année ? Votre contribution, à vous toutes et tous, à cet acte humanitaire de reboisement de nos forêts, témoigne de votre conscience des répercussions de la déforestation. Notre engagement s’avère plus que jamais urgent. Le proverbe dit : “le meilleur moment pour planter un arbre était il y a vingt ans. Le deuxième moment, c’est maintenant.” ».