Le mode de vie nomade au Maroc menacé par les sécheresses

Vie nomade

« L’eau, c’est tout. C’est la chose la plus importante pour nous… on ne peut pas acheter l’eau. Elle n’a pas de prix », dit-on à Assoul. Chaque année, je retourne à Assoul, mon village natal niché dans les montagnes du Grand Atlas. J’ai passé 17 ans dans cette commune rurale. À chaque visite, je constate avec amertume que la situation ne fait qu’empirer. Cette petite commune rurale de la province de Tinghir, dans la région Draa Tafilalet, est délaissée par nos politiques publiques. Assoul, pourtant chargé d’histoire, notamment celle de la résistance héroïque des troupes de Zaid Ouskounti lors de la bataille de Baddou en 1933 contre l’armée française, est aujourd’hui en proie à un déclin aggravé par le manque d’eau et des conditions climatiques de plus en plus sévères. À mon retour cette année, Assoul n’est plus le même. La sécheresse sévit, et l’eau, autrefois abondante dans les sources et les rivières, est devenue une denrée rare, presque inaccessible.
Je me souviens de mon enfance, comme si c’était hier. Ain Laati, Tanoutfi, Anghraram, El-Khotart, Taghbalout n’Aït Skounti, Lhammam n Woulli, Tin-Ait Bni, etc. Ces noms évoquent plus que des lieux : ils sont le cœur battant de nos villages, des sources d’eau vivifiantes qui nourrissaient nos terres et nos vies. Chacune de ces sources porte une histoire, un lien indéfectible entre notre communauté et la nature. Nous, enfants insouciants, courions vers ces points d’eau, nous les considérions comme des trésors éternels, des refuges contre l’injustice d’un développement qui nous avait oubliés. Elles faisaient partie de notre quotidien, de nos jeux et de nos souvenirs.
Aujourd’hui, ces noms ne sont plus que de lointains échos du passé pour toute la jeunesse du village. Ces sources d’eau qui autrefois chantaient à travers les montagnes sont maintenant silencieuses, taries par des années de sécheresse implacable. Aucun filet d’eau ne coule plus dans ces lieux. Cela me serre le cœur, comme si une partie de notre âme collective s’était évanouie avec ces eaux disparues.
Le changement climatique est au cœur de tout cela. Partout dans le monde, les communautés nomades en subissent les conséquences, et les tribus des Ait Aissa Izm, entre Er-rich et Assoul, en ressentent durement les effets, et leur mode de vie ancestral est menacé comme jamais auparavant.
En route, sur les sentiers rocailleux qui relient les hameaux isolés, je retrouve les visages familiers de mon enfance, des hommes et des femmes nomades qui ont autrefois été les gardiens des traditions ancestrales de notre tribu.
Le mode de vie nomade, essentiellement basé sur l’élevage de moutons et de chèvres et sur des schémas migratoires à la recherche de pâturages appropriés au fil des saisons, se trouve confronté à la dure réalité des sécheresses sévères qui frappent le Maroc. Les témoignages que je recueille indiquent que les itinéraires sont impactés, qu’ils sont en train de disparaître en raison de la dessiccation généralisée et des sécheresses prolongées de plus en plus fréquentes, qui rendent les pâturages et les sources d’eau désespérément inexistants.
Étant fils d’un nomade, la question de l’eau est au cœur de mes préoccupations depuis mon plus jeune âge. Lorsque j’ai entamé ma carrière de chercheur au sein de l’Initiative IMAL pour le Climat et le Développement, c’était l’un des sujets sur lesquels je souhaitais ardemment me concentrer.
Entre Er-Rich et Assoul, les nomades de la tribu Ait Aissa Izm souffrent pour accéder à l’eau. Dans ces étendues arides du sud-est marocain, là où autrefois jaillissaient des sources rafraîchissantes, il ne reste plus que des sols craquelés par la soif. Aucun point d’eau à l’horizon, tout au long de notre chemin. Lors d’un dîner à Er-Rich, Saïd Ouboutrwi, un nomade de 91 ans, nous dit : « Nous en sommes maintenant à la huitième année consécutive de sécheresse ».
Le terme aman, l’eau en tamazight, résonne comme un cri de désespoir qui revient dans chaque conversation. « L’eau, c’est tout. » Ces mots, prononcés par un jeune homme à peine descendu des montagnes d’Agdal à Imilchil avec son troupeau, résonnent en moi comme l’écho lointain d’une vérité que je connais depuis toujours mais dont l’ampleur me frappe maintenant avec une nouvelle intensité. « On peut acheter de la nourriture, nourrir le bétail avec ce qui reste dans les montagnes, mais l’eau… Elle n’a pas de prix. » Ses paroles flottent dans l’air sec, rappelant à quel point cette quête d’eau est devenue une lutte existentielle, une urgence silencieuse qui, jour après jour, façonne le destin de ces montagnes et de leurs habitants.
À Assoul, j’ai aussi l’occasion de passer du temps avec les femmes nomades, piliers de notre communauté autrefois résiliente, maintenant confrontées à des défis accablants. À commencer par la contrainte de faire des trajets de plus en plus longs pour trouver de l’eau. Elles partent à l’aube, parcourant des kilomètres, parfois des dizaines de kilomètres, avec leurs récipients vides, dans l’espoir de trouver un point d’eau. À leur retour, épuisées, elles doivent encore s’acquitter des autres tâches quotidiennes. C’est la vie des femmes nomades depuis la nuit des temps. Ma grand-mère a vécu tout ça. À cela s’ajoutent de multiples difficultés. Une rencontre m’a particulièrement bouleversé : celle avec une femme aphasique dans une tente modeste près d’Assoul. Elle était allée consulter, mais l’infirmière d’origine amazigh a refusé de lui parler dans cette langue, la seule qu’elle maîtrise, ce qui a rendu la situation très difficile pour elle. L’infirmière l’a envoyée à Tinghir, puis de Tinghir à Errachidia. Faute de moyens, cette femme n’a pas pu être soignée et est revenue à sa tente à Assoul. Son histoire met en lumière la marginalisation de la région du Tafilalet en matière d’accès aux soins. Pendant notre discussion, il est arrivé que cette femme perde sa voix.
Dans cette même tente, sa belle-sœur, une jeune mère de deux enfants en bas âge, m’a confié avec gravité et une voix marquée par l’épuisement : « La vie n’a jamais été facile », car, depuis toujours, les femmes nomades portent sur leurs épaules le lourd devoir de chercher l’eau, marchent des kilomètres sous le soleil brûlant, guidées par l’espoir de trouver une source, si petite soit-elle. C’est une tâche ardue, mais ancrée dans leur existence, « une routine que nous acceptions comme faisant partie de notre destin. » Aujourd’hui, les choses ont changé, mais pas pour le mieux. Ce n’est plus seulement une question de distance ou de fatigue. L’espoir s’amenuise à chaque pas, et l’incertitude et le risque de revenir avec des récipients vides pèse lourdement sur les épaules des femmes. Elle me raconte également comment la sécheresse a perturbé les itinéraires traditionnels de transhumance, obligeant les familles à prendre des décisions déchirantes : « Mon mari vient d’acheter 20 sacs de fourrage à 240 dirhams chacun, financés en grande partie en s’endettant. Les nomades doivent également supporter le coût du transport, pour lequel ils paient 15 dirhams de plus par sac, en plus du prix du fourrage. »
Je la quitte pour rejoindre son mari, parti avec le troupeau pour tenter de trouver de maigres pâturages. Je marche pendant 30 minutes en pleine montagne pour le rejoindre. En arrivant, je découvre un homme épuisé. Il m’a vite reconnu : « Es-tu de la famille Ait Skounti ? » Il me confirme les dires de sa femme : « Certains ont accumulé des dettes de plus de 30 000 dirhams entre octobre 2023 et janvier 2024. » J’ai interrogé mon père sur cette dette. Il m’explique qu’« autrefois, s’endetter n’était pas un souci. On savait qu’avec la vente du bétail, on pourrait facilement rembourser ce que l’on devait. Les pâturages étaient abondants et les prix du bétail suffisaient à couvrir nos dettes. » La dette, autrefois gérable, est désormais devenue un fardeau insoutenable.
Conscients que leur mode de vie est en danger et pourrait ne pas survivre aux sécheresses sévères, les nomades voient l’éducation de leurs enfants comme une stratégie d’adaptation essentielle. En 2017, à Assoul, l’espoir avait pris la forme d’une école construite près du village d’Assoul, sous une tente. Cette école représentait bien plus qu’une simple tente : c’était une promesse d’avenir pour les enfants nomades, un pont fragile entre leur mode de vie ancestral et le monde moderne. Peu à peu, des familles avaient dressé leurs tentes à proximité, attirées par l’éducation et par la rareté des sources d’eau et des pâturages encore présents dans les montagnes environnantes ; dans le triangle Errachidia-Assoul-Imilchil.
Mais le changement climatique est injuste et n’épargne personne. Les enfants, qui portaient l’espoir de leur communauté en franchissant les portes de l’école, se trouvent désormais obligés de la quitter. Leurs petites mains, autrefois accrochées aux crayons, devaient maintenant tenir les rênes de la survie et aider leurs familles à chercher l’eau et les pâturages toujours plus loin. Les parents sont déchirés entre le désir d’éducation pour leurs enfants et la nécessité de survivre. Ils font face à un dilemme poignant. « L’éducation de l’enfant et le mode de vie nomade ne s’accordent pas harmonieusement, car il n’est pas possible d’emmener l’école ou l’enseignant avec nous », me raconte une maman près de sa tente.
Certains, mus par l’espoir et une résilience profonde, ont tenté de s’adapter en optant pour une sédentarisation partielle. Tandis que les hommes continuent de sillonner les montagnes avec leurs troupeaux, refusant d’abandonner ce lien ancestral avec la terre, les femmes, elles, s’installent dans les villages voisins, achetant des maisons ou des parcelles de terre. Leur mission est claire : assurer l’essentiel pour leurs enfants, leur offrir une éducation, un avenir peut-être plus stable que celui de la vie nomade. C’est le choix qu’a fait Said Ouboutrwi au début des années 1980, en s’installant à Er-Rich, et qui semble par ailleurs avoir réussi. Cependant, les sécheresses récurrentes et le manque de pâturages ont sérieusement affecté les revenus de ces nomades, qui dépendent largement de la vente du bétail dans les souks hebdomadaires – à Assoul, c’est le mercredi. La perte de revenus empêche désormais les familles de faire des choix librement consentis. Je connais certaines familles nomades ont décidé de se sédentariser de manière plus permanente afin de garantir l’accès à l’éducation de leurs enfants. Mais cette solution est devenue un défi financier en raison de l’impact des sécheresses sévères sur leurs moyens de subsistance et leur économie de transhumance.
Ce qui était autrefois une vie de liberté se transforme en une lutte quotidienne pour accéder à l’essentiel.
À Er-Rich, lors d’un dîner chez mon oncle Driss Skounti, élu communal des nomades à la commune rurale d’Assoul, Said Ouboutrwi, une mémoire vive et des souvenirs gravés dans le cœur, nous résume l’amère réalité des nomades d’aujourd’hui. Son regard, empreint de nostalgie et de désolation, reflète les années révolues où ses pas étaient guidés par les vastes étendues de montagnes et de désert. Le vent soufflait alors doucement sur les tentes. Pour lui, abandonner le nomadisme, ce n’est pas seulement renoncer à un mode de vie, c’est perdre une partie de lui-même, un morceau de son héritage, transmis de génération en génération.
« Tout a changé », murmure-t-il. Sa voix trahit une tristesse profonde. « Autrefois, nous célébrions les mariages pendant quatre jours, avec des Ahidous tous les jours. L’ Ahidous résonnait chaque nuit, rassemblant tout le monde dans la danse rituelle sous les étoiles. Aujourd’hui, les instruments de musique modernes ont pris le dessus et leur musique ne nous ressemble plus. » Il ferme les yeux, comme pour retrouver les échos lointains des chants traditionnels, ceux qui, autrefois, liaient chaque membre de la communauté dans un même souffle.
Le passage à un mode de vie sédentaire a aussi transformé l’aspect vestimentaire et l’apparence des gens. Les femmes, autrefois fières de leurs vêtements en laine, confectionnés à la main avec amour et patience, sont aujourd’hui moquées si elles osent porter autre chose qu’une jellaba. « Si une femme s’habille ainsi aujourd’hui, on se moque d’elle. » Les vêtements ne sont plus que les restes d’un passé révolu, un passé que Said redoute de voir totalement effacé.
Mais ce ne sont pas seulement les vêtements ou la musique qui ont changé. Les relations sociales, autrefois le cœur vibrant du mode de vie nomade, sont en train de se déliter. Un nomade, les traits marqués par les années passées à parcourir les montagnes avec son troupeau, raconte : « La sécheresse nous a forcés à nous déplacer. Ce qui était autrefois une terre d’entraide est maintenant un champ de bataille. » Il raconte avec douleur palpable un incident récent, où un nomade a perdu trois moutons, retrouvés égorgés par d’autres nomades pour avoir pénétré sur un territoire qui n’était pas le sien. « De tels actes de violence étaient inimaginables autrefois », dit-il en secouant la tête. « Nous étions un peuple d’hospitalité. Maintenant, nous sommes devenus des ennemis. »
À ce jour, le changement climatique a été principalement causé par les émissions cumulées des pays industrialisés à revenu élevé – essentiellement les parties visées à l’annexe II de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Il s’agit peut-être de la plus grande injustice de l’histoire de l’humanité : les problèmes causés par les émissions de carbone des pays riches ont plongé des communautés comme les nomades, qui n’ont jamais contribué à ces émissions, dans une crise existentielle.