
« Regarde autour de toi ! Il n’y a que montagnes et terres agricoles ! L’homme est fait de terre et c’est à la terre qu’il reviendra. » Après un long moment de silence, il ajoute : « C’est l’amour de la terre qui retient encore les gens ici. Chez nous, abandonner sa terre, c’est comme commettre un adultère. L’eau, c’est notre dignité. »
Nous sommes au village d’Anguelz dans la vallée d’Ounila qui traverse les montagnes du sud du Haut Atlas et s’étend entre Telouet et Ksar Ait Ben Haddou. À quelques 1 762 mètres d’altitude, là où le contraste entre les montagnes désertiques et la verdure de la vallée est frappant, vit Abdallah. Cet agriculteur de 37 ans est natif d’Anguelz et fait partie des grandes familles du village. Il a été contraint de le quitter à l’âge de 6 ans, car son père avait décidé de partir gagner sa vie en dehors du village. Abdallah a donc pris un autre chemin, celui de l’exode rural à Marrakech. C’est dans cette ville qu’il a grandi, étudié et a obtenu son diplôme en droit arabe. Quelques années après le décès de son père, à la fin de l’année 2010, il décide de revenir à son village natal pour gérer les terres agricoles familiales et revenir à un environnement où terre et eau sont indissociables, et il s’engage dans le travail associatif, pour faire de ce douar un village meilleur.
À Anguelz, l’eau est un bien commun : c’est une ressource partagée entre tous les agriculteurs qui travaillent leurs terres. En effet, pour la plupart des 106 familles du village, l’agriculture est la principale activité de subsistance. La production agricole génère un faible revenu et est parfois uniquement destinée à l’autoconsommation ou à l’alimentation du bétail, mais les villageois continuent de cultiver leurs terres et, pour arrondir leurs fins de mois, exercent d’autres activités, telles que la construction, le transport informel, le commerce, l’électricité et la plomberie.
C’est grâce à la rivière d’Ounila que l’agriculture à Anguelz s’est perpétuée de génération en génération. Cette rivière, qui traverse un tapis de verdure, constitue la base du système d’irrigation traditionnel et offre une ressource en eau abondante en hiver et au printemps. Grâce à un canal d’irrigation artificiel, la séguia, les agriculteurs peuvent irriguer leurs terres, ce qui donne un aspect verdoyant au village à travers les cultures en floraison. Toute cette activité repose sur les savoir-faire ancestraux, transmis de père en fils, pour entretenir le canal d’irrigation et organiser la distribution d’eau, notamment durant les périodes de sécheresse. Car évoquer la durabilité de la culture irriguée à Anguelz, c’est aussi parler de celle de l’eau d’irrigation.
Celle-ci dépend essentiellement des relations sociales entre les montagnards et de leur rapport à cette ressource. Cette interaction entre l’homme et son environnement naturel, repose sur une gestion sociale de l’eau par l’qbila. Abdallah, natif et vivant à Anguelz, fait partie de cette organisation. Il n’a pas choisi cette appartenance, mais par la force du système communautaire où le partage est un principe fondamental, il est obligé d’agir en fonction des décisions de l’qbila pour le bien de l’ensemble de la communauté et pour préserver la ressource en eau. Abdallah témoigne de l’importance de ce mode de gestion : « Nos anciens n’ont pas instauré ce mode de gestion pour rien. Sans la gestion de lqbila, ce serait la siba. C’est l’eau qui nous permet de vivre dans un équilibre environnemental et social. »
Au cœur de ces montagnes, l’qbila est un système d’organisation humaine qui, selon les villageois, existe depuis la nuit des temps. Elle regroupe tous les chefs de famille vivant au douar. À leur tête, laymen est un homme de confiance, assisté de cinq autres membres, les amassay, ou responsables. Ces membres prennent les décisions concernant l’infrastructure hydraulique et le mode de distribution d’eau d’irrigation. Ce sont eux qui permettent de s’adapter et de réagir face aux aléas hydroclimatiques.
Entre la fin du printemps et le début de l’automne, la disponibilité de l’eau est en effet une problématique pour les agriculteurs, surtout durant les années de faibles chutes de neige. Pour anticiper cette situation, laymen et le groupe d’amassay calculent le débit d’eau à l’endroit où l’eau de la rivière est détournée vers la séguia. Pour ce faire, nul besoin d’un outil technologique ni à d’un technicien hydraulique : c’est à l’aide une technique ancestrale qu’on fait ce calcul. Il suffit de plonger ses pieds dans la rivière pour mesurer l’eau disponible. Si le niveau d’eau ne dépasse pas largement la cheville, laymen et les amassay annoncent à la mosquée qu’un tour d’eau, la tawala, sera mis en place pour l’ensemble des agriculteurs.
Ce tour d’eau est organisé de l’amont vers l’aval de la rivière d’Ounila. Par exemple, Abdallah, dont une des parcelles se trouve en amont, détourne manuellement l’eau en plaçant des sacs en plastique remplis de terre et de grosses pierres sur la séguia. Il coupe ainsi le flux principal et redirige l’eau vers des canaux secondaires qu’il creuse avec une binette jusqu’à sa parcelle. Une fois celle-ci irriguée, l’agriculteur suivant prend le relais, jusqu’au dernier agriculteur en aval de la rivière. Les tours d’eau ne sont pas limités dans le temps et peuvent prendre jusqu’à dix ou vingt jours. En effet, le temps d’irrigation dépend de la taille de la parcelle et du besoin en eau de la culture, et chaque agriculteur prend le temps qu’il lui faut. Pour assurer le respect du tour d’eau, l’qbila désigne quotidiennement une personne pour veiller sur le canal d’irrigation et être attentif à ce que chacun des agriculteurs respecte son tour d’eau.
Le tour d’eau est crucial, et il repose sur un principe d’altruisme. En témoigne Abdallah : « En été, lorsque l’eau manque, ce tour d’eau est maintenu aussi pour permettre l’alimentation de la rivière de l’autre côté. Nous pensons aux autres villages afin qu’ils puissent également avoir un accès à l’eau pour leurs propres besoins d’irrigation. »
L’qbila s’accroche de toutes ses forces à la gestion indépendante de ce système d’irrigation, en s’appuyant uniquement sur sa connaissance des techniques ancestrales et sur les atouts de la géographie. Mais la séguia, qui est une construction artisanale – un long fossé creusé dans la terre sur 3 kilomètres – constitue le point faible de cette gestion. La matière même de ce canal entraîne un gaspillage considérable, car une importante quantité d’eau est absorbée par la terre, ce qui génère des accumulations de boue affectant la conduite de l’eau. Cela pose problème pour les agriculteurs, car d’une part il y a une importante quantité d’eau gaspillée à la période où la disponibilité d’eau fait défaut, de l’autre le tour d’eau peut prendre de 10 à 20 jours.
L’qbila, en tant qu’organisation traditionnelle, ne possède pas de cadre formel pour demander de l’aide à l’Office régional de mise en valeur agricole pour la construction d'un canal en béton, et manque également des ressources financières nécessaires pour ce projet de développement.
Il a fallu attendre qu’une catastrophe naturelle entraîne le renouveau du travail associatif pour développer l’infrastructure hydraulique à Anguelz. En 2014, les inondations qui ont touché la vallée d’Ounila, notamment à Anguelz, ont eu des effets dévastateurs sur le quotidien des villageois. Cette région, autrefois caractérisée par de faibles précipitations et principalement connue pour ses fontes de neige, a été gravement touchée par les inondations causées par de fortes pluies. Ces événements ont mis à nu la vulnérabilité des infrastructures et des terres agricoles. La séguia a été complètement détruite, les cultures inondées, générant une subsidence [1]1 de certaines terres agricoles due à l’excès d’eau resté plusieurs jours après l’inondation et affaiblissant leur surface. De plus, des parcelles sont devenues incultivables à cause de l’ensablement. Les effets de ces inondations ont eu des répercussions plus larges sur la vie sociale et économique de la communauté car l’activité agricole a été stoppée pour une longue période. Certains n’ont pas pu se relever de ce désastre.
Suite à cette catastrophe naturelle, les villageois ont pris conscience des changements climatiques et pris une série de mesures pour repenser leur gestion d’eau. La première initiative a été menée par les jeunes du village, qui ont créé l’association Ajial al Ghadd. Cette association est présidée par Abdallah, qui s’est engagé à poursuivre le développement du mode de gestion initié en 2016. Cette année-là, l’qbila et les acteurs associatifs ont convenu de construire un canal d’irrigation en béton, pour assurer une bonne conduite d’eau pour l’irrigation et réduire le gaspillage de cette ressource. L’association a sollicité l’Office régional de mise en valeur agricole pour financer la construction de la séguia et a fait une demande écrite officielle. Bien que les demandes faites par l’association pour la construction de séguias en béton se soient multipliées depuis 2016, l’ORMVA est parvenu, au bout de huit ans, à construire un kilomètre de canal en béton. En moyenne, 125 mètres de canal sont construits chaque année à Anguelz. Cette lenteur dans la construction de la séguia, qui ne touche pas seulement le village d'Anguelz, mais également plusieurs villages voisins, s’explique par les nombreuses demandes écrites soumises par les associations à l'office régional chargé à traiter les demandes de mise en valeur agricole de 17 communes, chacune regroupant plusieurs villages.
Même si ce canal présente quelques failles au niveau des ouvertures qui mènent l’eau aux parcelles et qu’une partie reste de facture traditionnelle, les villageois sont reconnaissants de la mobilisation de l’ORMVA pour sa construction. « Le béton permet d’avoir plus d’eau, même en été pendant le tour d’eau. Un agriculteur qui pouvait irriguer sa terre une seule fois tous les 15 ou 20 jours peut maintenant le faire toutes les semaines ou tous les 10 jours au maximum. »
Dans un contexte où la gestion sociale de l’eau à Angulez est entièrement communautaire, cette contribution associative dans le développement des infrastructures hydrauliques montre que les associations constituent un échelon intermédiaire entre l’État et la communauté. Un intermédiaire capable d’initier une gestion participative.
Si ce mode de gestion perdure depuis des décennies, voire depuis plus d’un siècle, c’est qu’il représente un système durable même dans un contexte de stress hydrique. Il est donc pertinent de prendre en compte l’importance des savoir-faire et techniques locales des communautés comme celle d’Anguelz dans un projet de développement de la culture irriguée en montagnes. Si l’infrastructure hydraulique continue à se développer grâce à ces interventions, ces connaissances locales peuvent évoluer et constituer un atout précieux pour la question environnementale et particulièrement pour les différents modes de gestion de cette ressource.
La terre reste un lien fort qui retient encore les habitants à Anguelz, tandis que la gestion de l’eau est essentielle à la survie de cette communauté. Comme le résume cet agriculteur : « Sans eau, il est possible que je ne sois pas ici devant toi, ou que je vive ailleurs dans une ville ou dans un autre village, sans eau c’est une vie loin de ces montagnes. »
Notes de bas de page
- 1
Une subsidence est un affaissement progressif d'une zone de terrain, comme une piste ravinée par de fortes précipitations. L’affaissement du sol est un tassement progressif ou un affaissement soudain de la surface de la terre en raison du mouvement souterrain des matériaux terrestres. Des phénomènes naturels violents tels que les tremblements de terre créent également des subsidences, y compris des failles géologiques.