Et si, plutôt que descendre, on montait au jardin ? C’est sûrement l’avenir de nos villes, a fortiori dans une mégapole comme Casablanca où il ne reste plus d’espace disponible au sol. Pour renouer avec la nature, l’association Le Toit en vert a pris de la hauteur et investi la terrasse du centre culturel l’Uzine, dans le quartier de Aïn Sebaâ. Les plus sceptiques ne croyaient pas qu’il pousserait quoi que ce soit dans ce quartier industriel de la ville blanche. Et pourtant…
Comment remettre la nature au centre dans une ville comme Casablanca, où la seule forêt est celle des grues de chantier ? Sur les ruines des bidonvilles et des anciennes villas art-déco, de nouveaux immeubles émergent sans relâche, laissant peu de chance à la verdure. Dans cette jungle urbaine de 3,7 millions d’habitants, les espaces verts représentent moins d’un mètre carré par personne, soit dix fois moins que la norme internationale. Au milieu de cet espace saturé, il reste pourtant un immense terrain vierge inexploité, ensoleillé à souhait et éloigné des gaz d’échappement: les toits.
Une aubaine pour l’agriculture urbaine, se dit Sabrina Hakim quand il s’agit de trouver une vocation au toit de l’Uzine, le centre culturel d’Aïn Sebaâ pour lequel cette jeune vidéaste travaille régulièrement en free-lance. Citadine pur jus, Sabrina Hakim n’a jamais fait de jardinage mais elle ressent le besoin vital de se reconnecter à la nature. Avec quelques copains, elle décide de tenter l’aventure et convainc facilement la direction de l’Uzine.
Début 2018, les premiers achats de matériel et les premiers travaux sont lancés grâce au soutien de la Fondation Touria et Abdelaziz Tazi, qui est à l'origine de la création de l'Uzine. Mais un ami architecte venu voir le chantier douche leur ardeur: on ne peut pas mettre ce qu’on veut sur un toit, il y a des questions de poids à respecter. Une véritable chasse au trésor démarre pour mettre la main sur les plans d’origine du bâtiment de l’Uzine, initialement conçu pour accueillir des bureaux.
Pendant ce temps, un cabinet d’études procède aux analyses nécessaires pour identifier les murs porteurs et concevoir la structure métallique qui accueillera les bacs de terre. C’est à ce moment que Sabrina Hakim fait la connaissance du paysagiste Ahmed Latouri, un habitué de l’Uzine qui a grandi dans le quartier. Il adhère tout de suite au projet, qui va connaître un coup d’accélérateur grâce à son expertise.
Maîtrisant les principes de la permaculture, Ahmed Latouri choisit les bonnes synergies de plantes et les graines les mieux adaptées à ce jardin urbain écolo. C’est également lui qui a construit les bacs, exclusivement à partir de palettes recyclées. «Ça a été compliqué d’acheminer tout le matériel, se souvient Sabrina Hakim. Ne serait-ce que monter la terre, c’était une belle aventure!». Mais la plus grande difficulté reste, selon elle, financière: « Si l’on n’avait pas disposé d’un lieu dès le départ et reçu un coup de pouce pour financer l’étude et acheter tous les matériaux, le projet n’aurait jamais pu prendre cette ampleur».
Puis la verdure commence à s’installer, et les premiers ateliers d’initiation à l’agriculture urbaine se mettent en place. Une petite bande de jardiniers du samedi se forme rapidement, fidèle au rendezvous semaine après semaine. Désormais le succès est tel que chaque semaine les organisateurs doivent refuser du monde, les ateliers étant limités à 15 personnes pour des raisons de sécurité.
«Quand il y a de nouveaux participants, nous faisons en sorte que ce soient les anciens qui leur montrent comment préparer un bac, préparer un plateau pour semer les graines…», précise Sabrina Hakim qui insiste sur la dynamique de transmission au sein de l’association Le Toit en vert, qui a été officiellement créée en 2019.
L’une de ses principales missions est de réintroduire des semences potagères anciennes, «car la majorité des graines habituelles sont des graines hybrides qui ne se reproduisent pas», explique Sabrina Hakim qui envisage de créer un réseau de partage de semences bio, dès que l’association aura suffisamment de stock. Les fleurs, herbes aromatiques et légumes plantés au fil des saisons reçoivent la visite de nombreux insectes, tout comme le composteur qui abrite une colonie de vers et d’insectes dont « on se demande d’où ils viennent».
Un petit écosystème s’est créé sur le toit, faisant taire les pessimistes qui pensaient que rien de bon ne pousserait dans ce quartier industriel à l’air pollué. «Notre objectif n’était pas juste de faire un jardin, mais de recréer une biodiversité qui disparaît, surtout en ville», souligne Sabrina Hakim. Quant à savoir si l’air est plus propre au sommet d’un toit, elle en est persuadée: «Nous n’avons pas les moyens de faire de vraies études scientifiques, mais de ce que j’ai pu lire sur des projets similaires à l’étranger, les produits des toits sont souvent de meilleure qualité. Il n’y a pas les métaux lourds et les pesticides que l’on peut retrouver au sol. Le miel produit sur le toit de l’Opéra de Paris, par exemple, est considéré comme l’un des meilleurs miels de France».
Ce que l’équipe du Toit en vert a pu constater, c’est le « vrai goût» des légumes et l’odeur «incroyable» des plantes aromatiques, «complètement différents de ce que l’on trouve sur les marchés». Des produits savoureux qui figurent à l'occasion au menu de la cafétéria de l’Uzine. «Ce qui est chouette, c’est de voir maintenant la cuisinière monter sur le toit pour y choisir ses aromates», s’enthousiasme Sabrina Hakim, même si les récoltes sont encore loin de garantir une autosuffisance. Le toit ne compte qu’une vingtaine de bacs, et ils sont relativement petits.
« L’un des objectifs de l’association est de lancer d’autres chantiers uniquement dédiés à la production, sans visites ni ateliers. Nous visons les écoles publiques, les orphelinats… Ce genre de structure n’a pas forcément les moyens d’acheter des bons produits parce qu’ils coûtent trop cher». Pour financer ce projet, mais aussi pouvoir former des jeunes et créer de l’emploi, Le Toit en vert mise sur la vente de ses services aux entreprises privées.
L’association propose des formules clé en main, qui vont de la phase de travaux à celle des plantations. Complètement adaptable, la prestation s’adresse aux entreprises ou aux particuliers, incluant ou non l’entretien. «Idéalement on aimerait garder un œil sur ce qui est fait juste pour s’assurer que les plantes ne souffrent pas, que les légumes sont bien entretenus, c’est très important pour nous», assure Sabrina Hakim.
Si l’association est de plus en plus sollicitée, par des particuliers, des entreprises ou des structures comme les centres aérés, elle veille néanmoins à ne pas se disperser: «Au début on visitait plein d’endroits, on allait taper à la porte des gens, mais c’était parfois démotivant. On a compris qu’il valait mieux développer un seul projet avec une grande entreprise pour que cela serve d’exemple et que les gens se disent tiens, pourquoi pas nous? Et du coup cela fonctionne», raconte Sabrina Hakim.
En collaborant avec de grosses structures, l’idée est aussi de collecter suffisamment d’argent pour pouvoir aider les plus petites, notamment les soutenir dans l’achat de matériel. «Au-delà d’installer des potagers, notre objectif est de connecter les gens les uns aux autres, de créer des lieux de sociabilité, affirme Sabrina Hakim. S’il y a un potager partagé sur un toit d’immeuble, les voisins vont se rencontrer, les personnes qui sont peut-être isolées vont pouvoir échanger».
Des valeurs que Le Toit en vert espère partager avec le plus grand nombre possible pour rendre la ville plus verte. Si le confinement dû à l’épidémie de Covid-19 a ralenti les projets en cours, un grand chemin a néanmoins été parcouru. «Quand les gens viennent pour la première fois sur le toit de l’Uzine, ils sont impressionnés, ils ne s’attendaient pas du tout à trouver ça, se réjouit Sabrina Hakim. Souvent ils nous disent : "Ah c’est super, on va vous voler le concept". On leur répond : "Mais oui, volez-le!" Plus il y aura de toits comme le nôtre, mieux ce sera ».