Au Sénégal, l’ONG Enda Pronat accompagne depuis les années 1980 des communautés d’agriculteurs à se convertir à l’agroécologie. Son programme de recherche-action repose sur la structuration en fédérations paysannes pour une gestion participative et durable des ressources naturelles. Elle mène en parallèle un plaidoyer national pour engager l’État sur une transition agroécologique à grande échelle.
Si l’État sénégalais promet aujourd’hui de subventionner les biofertilisants, Enda Pronat n’y est pas pour rien. Cette mesure fait partie de son plaidoyer depuis sa création en 1982. Cette année-là, Paul Germain et Abou Thiam, deux chercheurs respectivement canadien et sénégalais, donnent l’alerte en publiant une étude sur « Les pesticides : une menace pour le Sénégal ». Ce texte alarmant constitue l’acte de naissance d’Enda Pronat, qui constitue la filière agriculture de l’ONG internationale Enda (Environnement- Développement-Action) créée en 1972. Sa démarche de sensibilisation auprès des chercheurs et des agriculteurs va vite se transformer en programme de recherche-action pour soutenir les paysans en quête d’une alternative aux pesticides qui ravagent leur santé et leurs terres. Presque 40 ans plus tard, l’État sénégalais continue d’encourager l’utilisation d’intrants chimiques – les seuls à être subventionnés –, mais il y a quand même eu des avancées. « Notre plaidoyer avait
permis d’obtenir une subvention sur les biofertilisants entre 2009 et 2011. Sur 190 francs le kilo, l’État contribuait à hauteur de 70 francs. Mais cela s’est interrompu à cause des remaniements ministériels et du changement de président, nous avons dû reprendre à zéro. Aujourd’hui, le ministère de l’Agriculture émet à nouveau des signaux favorables, on pense que les engrais biologiques seront subventionnés pour la prochaine campagne agricole », espère Laure Diallo, chargée de mission chez Enda Pronat. Quand elle commence à intervenir auprès des communautés paysannes en 1986, Enda Pronat se concentre sur les quatre régions les plus touchées par l’utilisation d’intrants chimiques : les Niayes, la moyenne vallée du fleuve Sénégal, l’Oriental et le bassin arachidier. « Ce sont les femmes qui ont porté les premières expérimentations, parce qu’elles étaient plus sensibles à la santé de leur famille et de leurs enfants. Elles avaient aussi moins de risques économiques à prendre car elles cultivaient de plus petites parcelles.
Au Sénégal, l’homme est censé ramener l’argent et la nourriture à la maison, donc expérimenter autre chose représente plus de risques économiques pour lui », explique Laure Diallo. Mais les femmes se sont vite heurtées à un problème d’accès au foncier : « Elles réussissaient à se faire prêter des terres par les hommes, elles apportaient du fumier, fertilisaient pendant 2 ou 3 ans, mais quand les terres redevenaient fertiles, les hommes les récupéraient », raconte Laure Diallo. Le problème de l’accès à l’eau se pose aussi avec acuité pour les femmes qui n’ont pas toujours les moyens d’investir dans un puits ou un système de pompage. « Rapidement, on s’est rendu compte que l’agroécologie ne posait pas que des problèmes techniques mais aussi organisationnels », résume Laure Diallo. Pour y remédier, Enda Pronat encourage les communautés qu’elle accompagne à se structurer en fédérations paysannes. Une « approche village » qui invite les agriculteurs à questionner ensemble et en amont les problématiques liées aux semences, aux intrants organiques et à la commercialisation.
L’ONG a organisé de nombreuses formations sur les pratiques agroécologiques, le renforcement organisationnel, la production de semences ou encore le financement des agriculteurs à travers l’instauration de mutuelles, pour ne citer que cela. « Après quelques années d’expérimentation, les agriculteurs parvenaient à maîtriser les techniques mais pas à valoriser leurs produits sur le marché », relate Laure Diallo. Difficile en effet de rivaliser avec les produits issus de l’agriculture conventionnelle, dont le rendement est meilleur et plus rapide, ce qui leur permet d’arriver en premier sur les marchés au moment où la demande est forte et les prix sont au plus haut. Quand les légumes agroécologiques débarquent sur les étals une à deux semaines plus tard, la demande a déjà faibli, et les prix avec. Ce décalage est accentué par les problèmes de trésorerie : les petits paysans sont obligés de vendre une première récolte pour avoir les moyens de lancer une seconde production, là où les grandes exploitations peuvent davantage spéculer. D’où l’importance de s’organiser en association pour mieux gérer la commercialisation. Se regrouper permet aussi de peser plus efficacement auprès des décideurs pour sécuriser l’accès aux semences, aux terres et à l’eau. L’autre intérêt, c’est que ces fédérations paysannes mixtes facilitent la communication entre hommes et femmes, estompant les problèmes d’inégalité liés au genre.
Depuis 1986, Enda Pronat a accompagné 5 associations, avec l’objectif de favoriser à terme leur autonomie. La première à manifester l’envie de prendre son envol était la Fédération des agropasteurs de Diender et Woobin dans les Niayes, en 2010. L’ONG a donc pris du recul tout en maintenant un accompagnement financier. « Le principal obstacle que nous n’avons pas encore réussi à dépasser, c’est l’autonomisation financière, admet Laure Diallo. La vente des produits est le principal moyen de générer des fonds, mais les légumes bio, comme ils sont plus chers que la moyenne, ne s’écoulent que sur des marchés de niche et les petites quantités récoltées ne permettent pas encore une économie d’échelle ». Ceux qui parviennent à tirer leur épingle du jeu, ce sont les maraîchers, même auprès des commerçants conventionnels : « Nous avons produit des oignons agroécologiques qui se conservent 12 mois sur 12, quand ceux de l’agriculture conventionnelle pourrissent au bout de 10 jours. Les oignons, les tomates et les pommes de terre sont les trois produits phares dont les commerçants apprécient la qualité et la durée de conservation, ils peuvent les stocker sans risque de gaspillage», assure Laure Diallo. Cette robustesse des produits agroécologiques, c’est aussi ce qui convainc les producteurs de persister dans cette voie, en plus des bienfaits visibles sur leur santé et leurs terres. « Les semences écologiques sont plus résistantes, on a pu le constater sur les grandes cultures, surtout sur le mil, dans les exploitations qui cultivent sous pluie et qui ont mis l’accent sur la fertilisation organique. Au moment des sécheresses, le mil a beaucoup moins souffert chez eux, c’était très visible », témoigne Laure Diallo. Sans compter les économies que cela représente de fertiliser sans les intrants chimiques qui grevaient autrefois les coûts de production. Néanmoins, cela suppose d’assumer une baisse de rendement pendant les 2 ou 3 ans de transition. « Seule une minorité de producteurs parviennent à supporter ce coût, c’est pour cela que les subventions de l’Etat sont importantes », souligne Laure Diallo.
Au Sénégal, où l’on a coutume de dire que 70% de la population vit de près ou de loin de l’agriculture, la transition agroécologique est un vaste chantier qui figure dans les objectifs du Plan Sénégal Émergent (PSE). Un signal encourageant pour Enda Pronat qui plaide depuis presque 40 ans pour une alimentation saine et durable, jusqu’à parvenir à établir un véritable dialogue politique, seule ou au sein de coalitions nationales réunissant d’autres acteurs de la société civile. C’est ainsi que des Journées agroécologiques ont pu voir le jour, co-organisées depuis 2016 avec le ministère de l’Agriculture. Enda Pronat a également initié la mise en place de la Dynamique pour une transition agroécologique au Sénégal (DyTAES), qui regroupe une cinquantaine d’acteurs : associations d’agriculteurs, de consommateurs, organisations scientifiques, élus...
Ensemble, ils ont élaboré, sur la base de consultations dans tout le pays, un rapport destiné à accompagner la transition agroécologique qui a été remis au chef de l’État en janvier 2020. « Notre objectif pour les prochains mois est de réussir à mettre en place une instance permanente de dialogue pour traduire le Plan Sénégal Émergent en programme d’action concrètes », annonce Laure Diallo. Car le plus gros défi de la transition agroécologique, outre la sensibilisation des consommateurs, l’accaparement des terres par les investisseurs étrangers et la sécheresse due au réchauffement climatique, c’est d’engager et coordonner l’ensemble des acteurs concernés. Mais Laure Diallo est confiante : « Malgré les difficultés avec les lobbys agro-industriels, la chance que nous avons par rapport aux autres pays de la région, c’est cette unité nationale que nous avons réussi à mettre en place avec une telle diversité d’acteurs. C’est clairement un avantage ».