Au Kenya, l'équipe de juristes de l’ONG internationale Natural Justice aide les peuples autochtones à plaider contre les décisions menaçant leurs terres, leur culture ou leur environnement.
Protéger les ressources, c’est aussi protéger les femmes et les hommes qui en vivent. Des peuples souvent minoritaires et marginalisés que l’ONG Natural Justice a choisi de soutenir depuis sa création en 2007. Cette année-là, deux avocats internationaux, Harry Jonas et Sanjay Kabir Bakivatte, fédèrent autour d’eux une équipe d’avocats et d’experts juridiques pour soutenir les communautés ancestrales, menacées principalement d’expropriation. Ils se donnent une mission : « assurer l’interprétation du droit international au niveau local et le respect du droit coutumier aux niveaux national et international ». Dès 2008, l’ONG met au point le concept de « protocole communautaire », un outil conçu pour soutenir les modes de vie ancestraux par essence respectueux de la biodiversité (cf. encadré). Basée au Cap, en Afrique du Sud, Natural Justice développe aujourd’hui plusieurs programmes sur le continent. Au Kenya, où l’ONG s’est installée en 2014 avec le soutien financier de la Fondation Heinrich Böll, les peuples autochtones subissent une grande précarité foncière. La plupart sont des chasseurscueilleurs (peuples Ogiek, Sengwer, Yiaku...) et des pasteurs (Maasaï, Samburu, Turkana, Somali…) qui vivent sur des terres uniquement régies par le droit coutumier. Selon les données du ministère des Terres, un million de parcelles sont actuellement en attente d’un titre foncier. Certes, la Constitution et la loi foncière communautaire de 2016 interdisent de disposer des terres communautaires non enregistrées, mais cela n’empêche pas les expropriations pour des projets publics. Surtout, la définition de « terre communautaire » n’est pas assez clairement définie par la loi.
« En travaillant directement avec les communautés locales, les organisations communautaires partenaires et d'autres institutions, nous faisons pression pour la mise en oeuvre des éléments de la justice environnementale garantis dans la Constitution du Kenya : l'accès des citoyens à l'information et à la justice, la participation aux processus décisionnels », précise Gino Cocchiaro, directeur du programme « Extractions et Infrastructures » de Natural Justice au Kenya. Alors que l’agriculture se fait de plus en plus intensive et que l’exploitation minière ne cesse d’augmenter, ce programme vise à aider les communautés au niveau législatif, juridique et environnemental. Avec succès : « Les institutions de réglementation environnementale kenyanes et l’Autorité nationale de gestion de l’environnement (NEMA) ont émis des ordres d’arrêt pour un certain nombre de projets miniers et d’infrastructures, affirme Gino Cocchiaro. Nous avons également favorisé la révocation des licences de projets qui avaient été préalablement approuvés par des institutions publiques. La centrale à charbon de Lamu en est un bon exemple ». Depuis 2014, Natural Justice travaille de concert avec Save Lamu, une coalition composée d’une quarantaine de membres d’organisations locales de la société civile pour apporter une aide juridique en lien avec les projets du port de Lamu (dont la région est classée au patrimoine de l’Unesco). Ce projet gouvernemental, qui prévoit de réaliser une dizaine de terminaux portuaires sur la côte nord du pays, doit permettre de désengorger le port de Mombasa.
Il s’inscrit dans un projet plus général d’établir un couloir de transport routier, rail et pipeline reliant Lamu au Soudan du Sud et à l’Éthiopie. Suite à une pétition initiée par 10 habitants de Lamu et portée devant la Haute Cour de Nairobi pour dénoncer l’impact du projet en termes de déforestation et de perte de la biodiversité, le Tribunal national de l’environnement a reconnu, en avril 2019, le droit de la communauté à un environnement propre et sain et à la protection de sa diversité culturelle. Pour autant, ce projet perturbe durablement le secteur de la pêche artisanale qui fait vivre les trois quarts des habitants et suppose des déplacements importants de population. « Nous nous assurons que les promoteurs de ces projets agissent en conformité avec les lois de la planification physique et la loi sur la coordination de la gestion de l’environnement », explique Gino Cocchiaro, qui se réjouit : « L’autorisation environnementale de la centrale à charbon de Lamu a été annulée par le Tribunal national de l’environnement (NEP) en raison de notre contribution au processus de litige ».
En parallèle, Natural Justice a développé le Programme « Connaissances traditionnelles et partage des avantages », dans la lignée du Protocole de Nagoya qui porte sur l’accès aux ressources génétiques ainsi que le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation. Adopté en 2010 et ratifié par une centaine de pays, ce traité pose un cadre juridique pour protéger la biodiversité et les connaissances traditionnelles qui y sont liées. Au Kenya, le Protocole de Nagoya concerne notamment la communauté des Endorois, qui rassemble 60 000 habitants et vit dans la région du lac Bogoria depuis trois siècles. Natural Justice oeuvre à leurs côtés depuis 2016 pour valoriser les aires sacrées liées à leurs pratiques cultuelles et culturelles, et perpétuer leurs connaissances traditionnelles. Suivant son protocole communautaire, l’ONG mène un travail de sensibilisation auprès des Endorois pour les informer de leurs droits et faciliter à terme leurs revendications. Notamment à propos d’une bactérie découverte en 1984 qui produit un enzyme servant à délaver les jeans, dont l’exploitation ne bénéficie toujours pas à la communauté. Les avocats et experts de Natural Justice sont conscients que les communautés qu’ils côtoient connaissent mal leurs droits fondamentaux. C’est pourquoi ils ont mis au point un programme d’autonomisation juridique : il consiste à créer un réseau de personnes légalement habilitées à résoudre les problèmes environnementaux causés par les grands projets. Le but est de renforcer les capacités locales et de réduire la dépendance à l’égard des avocats et des experts juridiques. Des échanges s’instaurent entre les peuples et les juristes qui les aident à prendre conscience de leur valeur culturelle, à définir leurs droits et obligations en matière de ressources naturelles. Dans le cas du projet de corridor Port de Lamu-Soudan du Sud-Éthiopie-Transport (LAPSSET) évoqué plus haut, « nous avons adopté l'autonomisation juridique, en tant que méthodologie stratégique, pour soutenir les communautés touchées », souligne Gino Cocchiaro. Néanmoins, il reste encore beaucoup à faire pour aider les populations menacées d’expulsion qui sont parfois victimes d’arrestations arbitraires ou de harcèlement numérique à travers les réseaux sociaux. « L’application des lois sur l’environnement reste un défi. Les principales institutions gouvernementales ne réagissent pas ou ne voulent pas exécuter pleinement leurs mandats », regrette Gino Cocchiaro. Pour autant, certaines décisions de justice font aujourd’hui jurisprudence, comme l’arrêt de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples concernant les autochtones Ogiek qui vivent dans le complexe forestier de Mau. Dans cette décision rendue en 2017, la Cour stipule que le gouvernement kenyan viole sept chapitres de la Charte et reconnaît la communauté Ogiek « comme un peuple forestier autochtone qui joue un rôle important dans la conservation de la forêt et des ressources naturelles », cite Gino Cocchiaro, qui ajoute que « la décision de la Cour légitime le droit de la communauté à ses terres ancestrales et à son mode de vie traditionnel ». Une victoire que Natural Justice peut mettre à son actif.